Blog – Comprendre les mouvements sociaux pour contrer le FN

L’objet de ce texte n’est pas de prétendre à une analyse experte du Front National, de ses méthodes, de son discours ou de ses électeurs. Il s’agit plutôt de proposer une analyse de sa progression à l’aide de la sociologie des mouvements sociaux (Neveu, 2005) pour à la fois en comprendre les mécanismes sous-jacents et chercher à identifier les moyens de la limiter. L’objectif est donc de contrer le FN, il est important de l’assumer. N’étant pas spécialiste, je laisserai ceux qui le sont affiner l’analyse et surtout développer des stratégies d’opposition qui pourraient être, je l’espère, enrichies par ce texte.

Comprendre la montée du Front National…

Pour comprendre la progression du Front National ces dernières années, je propose de la voir comme un mouvement social. Cette approche permet de mobiliser un cadre conceptuel riche et donc d’offrir une base solide, préalable indispensable à toute analyse rigoureuse.

La frustration comme moteur de la mobilisation

Pour comprendre l’émergence des mouvements sociaux, Ted Gurr a proposé un modèle fondé sur ce qu’il appelle la « frustration relative » (Gurr, 1970). Cette dernière caractérise un état de tension dû à une satisfaction attendue ou désirée mais inaccessible. Cette frustration génère un potentiel de mécontentement, de colère, voire de violence, qui peut éventuellement déboucher sur une mobilisation collective. Mais cette frustration est relative : elle part d’une comparaison ; elle est donc liée aux normes sociales qui définissent des attentes et des aspirations dans une société donnée. Chez Gurr, la souffrance n’est donc pas fondée sur des absolus (le seuil de pauvreté par exemple) mais sur les attentes socialement construites d’un individu qui les compare à la perception qu’il a de sa position. La frustration relative va donc changer au cours du temps, évoluer, muter, fluctuer en fonction des horizons d’attente des différents groupes sociaux.

La France, comme bien des pays occidentaux, a connu une phase de croissance économique jusque dans les années 1980. Depuis cette époque, même si nous restons dans des situations éminemment confortables au regard du reste du monde, un sentiment de fragilité a émergé, couplé à un ralentissement de la création de richesse et une plus grande instabilité sociale (chômage, exclusion, crises économiques et politiques, etc.) Dans les différents scénarii analysés par Gurr, cette situation se rapproche de ce qu’il nomme le modèle du « déclin ». Les attentes, héritières d’un passé fait de croissance économique et de confort, restent stables : on aspire aux mêmes conditions de vie que celles de nos parents. Cependant, les perceptions (réelles ou imaginaires) de notre environnement forgent le constat d’une diminution, d‘un déclin, voire d’un effondrement, non seulement de l’économie, mais aussi des valeurs et des institutions. La véracité de ces perceptions et la légitimité des attentes ne sont pas les objets d’un débat, elles ne sont pas négociables, discutables ou réfutables ; elles sont subjectives et profondément ancrées en chacun. Et l’écart entre ces attentes et cette perception est génératrice d’une frustration relative qui peut mener à la mobilisation collective, aux mouvements sociaux.

Dès lors, la clé pour comprendre la montée du Front National devient le seuil de franchissement qui transforme cette frustration en actions et mobilisations. Pour la sociologie des mouvements sociaux, ce seuil passe par la production d’un discours spécifique, par l’imputation de responsabilités et la création de sens dans les rapports sociaux vécus.

Un discours créateur de sens

Pour Neveu (2005), l’action collective menée par les mouvements sociaux est avant tout une action concertée en faveur d’une cause mu par une logique de revendication. Cette cause n’a pu émerger que sur la base de frustrations relatives qui ont convergé. Il y a donc une synchronisation des représentations, des frustrations, des attentes, et celle-ci est d’autant plus forte qu’un discours fédérateur émerge et permet un rapprochement en créant un sens commun. Ce sens n’a pas besoin d’être partagé a priori, il n’a pas non plus besoin d’une adhésion complète ou même forte de tous les auditeurs. Le discours permet avant tout de fédérer, de regrouper, de donner un sens collectif à une somme de frustrations individuelles. Il coordonne et organise le mécontentement.

Ainsi, le discours transforme la foule en mouvement social, il lui donne une identité, une âme. Neveu (2005 : p. 100) explique très bien cette dynamique : « Etudiant une mobilisation pacifiste dans une petite ville proche d’Amsterdam, Klandermans et Oegema (1987) ont mis en évidence la dimension stratégique de ce « travail politique » de diffusion d’un discours explicatif et normatif. Ils proposent en particulier de décomposer tout mouvement social en deux séquences. La « mobilisation du consensus » repose sur cette activité de propagande. Elle vise par un travail militant – affiches, réunions, tracts – la diffusion d’un point de vue sur le monde, le « problème » visé, la constitution d’un public favorable à une cause défendue. C’est seulement au terme de ce travail en profondeur que peut se développer une « mobilisation de l’action » qui transforme le capital de sympathie en engagement précis. »

Pour autant, un discours, aussi fédérateur soit-il, ne suffit pas. Il rassemble sans forcément permettre une action efficace et ordonnée. Par contre, si il est couplé avec une organisation (parti politique, syndicat, association), alors un mouvement social peut prendre forme.

Une organisation pour mobiliser les ressources

Une fois les frustrations structurées par un discours, les mouvements sociaux s’inscrivent dans la durée et s’organisent. Cette organisation va leur permettre de coordonner leurs actions, de rassembler leurs ressources. Elle est nécessaire à leur survie, à tel point que McCarthy & Zald (1977) parlent principalement de Social Movements Organisations plutôt que de mouvements sociaux. Le mouvement social est une réalité intangible, c’est un potentiel d’action que les organisations prennent en charge. Elles en sont donc les instances centrales et nécessaires : décisions stratégiques, formalisation des attentes et frustrations diffuses, centralisation des ressources d’action et orchestration du discours fédérateur.

On distingue traditionnellement les « adhérents » (qui sympathisent avec la cause) des « membres actifs » (qui apportent des ressources). Et ces derniers peuvent à leur tour être séparés en « bénéficiaires potentiels » (qui tireront un profit du succès de l’organisation) des « militants moraux » (qui n’en tirent aucun bénéfice matériel). Ainsi, on comprendra en quoi le Front National n’est pas uniquement constitué de militants convaincus par sa rhétorique et son projet. C’est là sa force (il rassemble au-delà d’une réelle adhésion idéologique forte), mais c’est aussi une de ses principales faiblesses…

… pour pouvoir contrer le FN

L’intérêt de voir le Front National comme un mouvement social n’est pas théorique. Cette perspective permet d’identifier des leviers d’action pour le contrer. J’en propose deux ici : la rhétorique et l’organisation politique. Ces deux éléments peuvent sembler évidents, mais l’analyse souligne leur importance. Lorsque que l’on combat avec des ressources restreintes, savoir où concentrer ses forces est indispensable…

Décrédibiliser la rhétorique

Si la rhétorique du Front National fonctionne, ça n’est pas tant parce que son électorat y adhère en plein que parce qu’elle fait sens pour eux. Les propos de Marine Le Pen sur « la classe politique », sur les médias, sur les entreprises et l’économie constituent un discours qui fédère les frustrations diverses de multiples électeurs et ces derniers ne convergent pas tous vers le FN pour les mêmes raisons. Rejeter en bloc ce discours n’a pas de sens, pas plus que de culpabiliser les personnes qui votent Front National. Leur adhésion n’est pas toujours intellectuelle, elle n’est même pas forcément idéologique. Le FN rassemble sur un constat qui fait écho aux multiples mécontentements actuels plus que sur des solutions qui convaincraient après analyse rationnelle.

Ni la censure, ni le silence, ni le mépris ne peuvent contrer cette adhésion au discours du Front National. Deux pistes émergent alors : désamorcer les frustrations et se confronter à la rhétorique. La première solution semble hasardeuse à court terme, et en tout cas hors de la portée de ce texte. La seconde par contre peut faire ici l’objet d’une rapide analyse.

Chez Aristote, la rhétorique est « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader ». C’est donc l’art d’amener un auditoire à être convaincu de quelque chose pour lequel il identifie trois composantes : le logos (la raison logique et le verbe), le  pathos (les émotions et la passion) et l’ethos (les valeurs et l’exemplarité). Ainsi, pour décrédibiliser le discours du FN, les arguments rationnels, même si ils sont importants, ne peuvent suffire. La rhétorique de Marine Le Pen repose aussi sur des piliers émotionnels et des valeurs qu’il faut déconstruire pour les désamorcer. Pour convaincre, tout n’est pas dans le raisonnement proposé, ça n’en est même qu’une partie limitée, il faut aussi inspirer l’auditoire, galvaniser les foules.

De plus, la rhétorique de Marine Le Pen repose sur une opposition et une dénonciation qui lui donnent une distance par rapport au pouvoir politique. Or, en progressant dans les élections, le Front National réduit spontanément cette distance. Pour Anthony Oberschall, certains mouvements sociaux se nourrissent principalement du fait qu’ils n’ont pas accès aux sphères de décision – ce qu’il nomme « lien segmenté » (Oberschall ,1973). C’est une mutation profonde pour le FN que d’arriver dans ces sphères, et donc une fragilité car il passe de l’extérieur du pouvoir politique à l’intérieur – les « liens intégrés » chez Oberschall. Leurs faiblesses dans ces nouveaux espaces peuvent être exploitées pour le contrer : quelles décisions ? quelles alliances ? quels bilans ? quels résultats ? sont des questions qui doivent être omniprésentes et leurs réponses doivent être intelligemment diffusées car la plupart du temps elles fragilisent le Front National.

Profiter de la fragilité du Front National dans sa mutation en parti politique « classique »

Jusqu’à ces dernières années, le Front National était un parti reposant principalement sur une logique de contestation et de dénonciation. En d’autres termes, son organisation mobilisait des ressources (financières, médiatiques, rhétoriques) pour s’opposer, pas pour gouverner. La montée aidant, le FN est en train de muter et d’accéder peu à peu à des positions de pouvoir (mairies, régions, Assemblée Nationale, Sénat). Dès lors, son organisation, bien qu’étant la même en apparence, a profondément muté et elle est, en fait, fragilisée par cela.

D’abord parce qu’elle n’est en fait pas si bien organisée que cela pour accéder au pouvoir. Si le discours est rodé, le programme l’est moins. Ainsi, la base du parti montre régulièrement ses faiblesses (rassembler les signatures permettant d’accéder à l’élection présidentielle, trouver suffisamment de candidats pour les municipales, etc.) De plus, longtemps orchestré pour dénoncer, le Front National, en tant que parti politique, peine à contrôler les esclandres de ses élus aux propos qui font souvent scandales. L’organisation du FN n’est pas encore prête pour gouverner et il faut la fragiliser sur ce point avant qu’elle le soit. Dans cette perspective, c’est plus sur la base du parti (candidats potentiels, élus et financements) que sur les militants et les électeurs qu’il faudrait se concentrer.

Conclusion en forme de pistes

Etant donnée sa montée en puissance ces dernières années, on pourrait penser que le Front National est en position de force. Si ça n’est pas faux, c’est loin d’être entièrement vrai. La sociologie des mouvements sociaux permet de voir que le FN repose sur un discours spécifique et que son organisation est en profonde mutation. Le parti de Marine Le Pen est donc fragile et fragilisé sur certains points et il ne faudrait pas passer à côté de cette occasion par manque de précision dans la réflexion. Voici quelques propositions issues de l’analyse proposée dans ce texte :

–        Évidemment, s’opposer aux arguments et analyses du Front National

–        Mais prendre en compte les frustrations et les émotions qui fondent l’adhésion à sa rhétorique et donc produire, au-delà des contre-arguments, une rhétorique d’opposition aussi puissante en terme d’affects et de création de sens (ce que fait Jean-Luc Mélenchon par exemple, mais il en faudrait d’autres)

–        Et éviter le silence méprisant qui renforce les frustrations de ceux que Marine Le Pen peut avoir ponctuellement séduits

–        Mettre le Front National face à son bilan politique à tous les niveaux : en quoi une ville, un département ou une région ont-ils été mieux gouvernés par ce parti que par un autre ?

–        La technicité des questions financières dans la décision politique est une piste évidente pour montrer les limites, erreurs et fautes des élus du Front National

–        Mais surtout, contrer l’émergence d’une base politiquement organisée de candidats potentiels (conseils municipaux, mairies, députés, etc.) car elle reste aujourd’hui, et pour l’instant, attaquable

–        Et suivre de près cette base faible qui, chaque jour, donne spontanément des éléments (déclarations et décisions) qui font honte à leur parti et à leurs électeurs.

Une fois de plus, ce texte n’est pas un programme politique. C’est une analyse fondée sur les sciences sociales qui fait l’effort de chercher des pistes d’action. Pour autant, ces dernières émergent d’un corpus conceptuel qui permet de penser qu’elles sont loin d’être anodines ; mais elles mériteraient d’être affinées par des spécialistes du terrain…

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