Le cadrage pluriel comme méthodologie pour enseigner l’éthique des affaires

L’appel à un renouvellement de l’enseignement de l’éthique, à la fois comme discipline à part entière et comme démarche devant irriguer l’ensemble des enseignement des business schools fait écho au rapport réalisé par la Carnegie Foundation en 2011 et publié par Anne Colby, Thomas Ehrlich, William Sullivan & Jonathan Dolle sous le titre Rethinking Undergraduate Business Education.

Pour les auteurs du rapport, les programmes de formation en gestion ont tendance à suivre une approche instrumentale dans laquelle, les étudiants, les professeurs et les responsables pédagogiques apprécient les cours au regard de leurs apports potentiels et directs pour les futurs employeurs. Ainsi, les enseignements ayant trait aux humanités, à l’art ou à l’éthique sont la plupart du temps vus comme annexes, voire comme une perte de temps. Bien que la plupart des responsables et des enseignants s’accordent sur la nécessité pour les étudiants d’avoir une vision du monde riche et plurielle, peu de programmes offrent une place importante aux disciplines non « techniques ». De plus, si beaucoup de managers haut placés mettent aussi en avant cette nécessité, les auteurs constatent que les middle managers abondent beaucoup moins dans ce sens et tendent à vouloir recruter des étudiants immédiatement opérationnels.

Pour les auteurs, aujourd’hui « aider les étudiants à développer une conscience de soi réflexive est un objectif décisif de l’éducation supérieure » (p. 52). Pour cela, il faut sortir d’une vision clientéliste de l’enseignement dans laquelle la business school est vendue comme un ensemble de techniques et d’outils qui peuvent être indépendamment acquis pour être mis au service de l’entreprise et de ses clients (analyses SWOT et PESTEL, segmentations de marché et 4Ps, etc). Les programmes doivent dorénavant être fondés sur des expériences de d’apprentissage fortes qui n’ont pas nécessairement vocation à répondre directement et intentionnellement aux objectifs des étudiants et de leurs futurs employeurs. Selon eux, « les apports des sciences humaines et sociales semblent pouvoir modérer ou équilibrer la position instrumentale qui est si répandue chez les étudiants des business schools » (p. 53). L’objectif de cette formation des humanités devient alors de permettre aux étudiants de comprendre le monde et d’y trouver leur place, mais aussi de les préparer à utiliser le savoir et les compétences qu’ils développent pour s’y impliquer activement.

 

Les constats pédagogiques du rapport Carnegie

Les auteurs du rapport Carnegie n’oublient pas dans leurs analyses que les business schools restent orientées vers la formation de professionnels qui devront être opérationnels. Les étudiants ne doivent pas seulement acquérir des savoirs et comprendre le monde, ils doivent aussi être capables d’exercer leur jugement et d’agir. L’opérateur conceptuel que les auteurs proposent est celui du « raisonnement pratique » qui joint le savoir formel aux dimensions concrètes des pratiques professionnelles. Les entreprises ont besoin de diplômés d’école de commerce qui ne soient pas de simples techniciens appliquant des règles et des outils figés, mais plutôt de professionnels capables de penser leurs actions au regard de contextes plus larges, plus complexes et plus incertains. On retrouve ici l’idée de replacer des pratiques de gestion dans un cadre institutionnel plus large qui intègre fondamentalement une certaine vision du monde, du métier et de l’activité, et donc certaines valeurs. L’enseignement de la gestion ne peut plus être uniquement fondé sur une approche purement instrumentale, il faut l’élargir à d’autres modes de pensée.

Le raisonnement pratique est fondamentalement synthétique, il intègre à la fois des connaissances, des savoirs et des outils, mais aussi des compétences et des dispositions qui vont alimenter les décisions et les actions des étudiants. Dans cette dynamique, les auteurs identifient trois principaux modes de pensée : le raisonnement analytique, le cadrage pluriel et l’exploration du sens.

Le raisonnement analytique est la forme la plus répandue aujourd’hui dans les business schools ; il est aussi souvent aussi appelé raisonnement conceptuel ou abstrait. Il consiste en deux opérations : classer les faits et événements concrets dans une catégorie universelle, et manipuler ces catégories selon des principes généraux. Dans le monde entier, cette démarche est devenue centrale car elle garantie une reconnaissance académique et correspond bien aux aspects de l’activité de gestion demandant une maîtrise technique (Martin, 2007). Ce raisonnement analytique permet d’assurer une démarche rigoureuse mais tend aussi à limiter les étudiants qui finissent par considérer l’outil comme étant le seul moyen de réaliser une tâche : « toute activité répétée qui demande une intensité de concentration, comme c’est le cas des disciplines techniques en gestion, forge des postures et des dispositions » (p. 62). L’objet du raisonnement analytique est de travailler avec le concept, pas de réfléchir sur le concept. L’illusion est alors que l’interprétation n’est jamais nécessaire et que le seul véritable savoir viendrait des connaissances formelles. Le risque d’un recours systématique au raisonnement analytique est donc d’enfermer les esprits des étudiants alors que l’on doit ouvrir sur un monde complexe et ambigu ; d’où la nécessité d’enrichir cette approche.

Le cadrage pluriel a pour objet de permettre de percevoir – et de gérer – des points de vue divergents et contradictoires. Dans certaines situations, non seulement il arrive que la complexité sature le raisonnement analytique, mais il arrive aussi que l’ambiguïté et la subjectivité l’excluent totalement. Le cadrage pluriel permet aux étudiants de comprendre que toute manière de décrire une situation est contingente et qu’il est nécessaire non pas de rejeter cette contingence, met d’en avoir conscience. Ainsi, les grands leaders d’entreprise sont capables de faire coexister des points de vue non seulement multiples, mais souvent contradictoires pour proposer une vision intégrative. Comme méthodologie, le cadrage pluriel permet une prise de recul, il humanise les concepts et les outils et enrichie la réalité ; des qualités essentielles pour de futurs managers qui devront agir et négocier dans un univers incertain et complexe. Il intègre ainsi naturellement une forme de perspective éthique en incluant les points de vue de certaines parties prenantes parfois oubliées. Ce mode de pensée ne rejette pas le raisonnement analytique mais l’intègre comme un outil permettant des analyses dialectiques plurielles mais rigoureuses. Cependant, selon les auteurs, « la difficulté avec le cadrage pluriel comme mode de pensée est sa tendance à produire une fatigue intellectuelle, un scepticisme et même un cynisme (qui) peut amener les étudiants à penser que ‘tout est relatif’ » (p. 65).

L’exploration réflexive du sens fournit un contre-point. En effet, elle répond directement aux questions de l’orientation de la pensée et des objectifs de l’action, et cherche à donner un ancrage solide aux décisions et aux conséquences. C’est une interrogation réflexive qui pousse l’étudiant à se demander qui il est, comment il veut s’engager et se positionner face au monde et ce qu’il imagine et attend de son avenir. L’exploration réflexive du sens fonde les compréhensions et interprétations des futurs managers. Elle peut être faite par la narration (basée sur des histoires, des cas et récits concrets), le questionnement (souvent en interrogeant des narrations), la présentation (orale ou écrite obligeant à s’approprier un point de vue donnant un sens à la situation) et l’application (par des mises en situation et des études de cas par exemple).

Un programme pédagogique riche ne peut se fonder sur un seul mode de pensée mais fait interagir les trois de manière dynamique. C’est ce que font déjà depuis longtemps d’autres formations professionnelles comme la médecine, le droit, l’architecture et l’ingénierie qui « préparent leurs membres en insistant sur les concepts formels et universels qui sous-tendent leurs champs, mais qui vont aussi au-delà des apprentissages théoriques et enseignent à leurs étudiants comment lier ces apprentissages aux exigences de clients, de patients et aux problèmes techniques ou sociaux » (p. 68). Ainsi, le développement d’un jugement professionnel est guidé par des connaissances riches et des compétences techniques fortes mais doit aussi être orienté par des principes éthiques, des attentes des parties prenantes et une certaine idée de la profession.

Une exigence doit cependant rester toujours présente, exigence martelée par le rapport Carnegie : l’enseignement en gestion n’a pas vocation à former des penseurs, mais bien de futurs acteurs pour les organisations. Il s’agit donc de toujours confronter la réflexion éthique aux contraintes de l’action et de ne pas tomber dans une dérive utopique où tous les managers seraient parfaitement moraux, suivant toujours des principes universels de bonté, de générosité et de justice. Les exigences et contraintes des situations que les étudiants vont rencontrer doivent être sans cesse rappelées, justement pour enrichir l’analyse éthique. Dans un monde idéal, tous les français seraient entrés en résistance dès la première heure si ils avaient vécu à cette époque, de même qu’aucun n’auraient participé aux fraudes d’Enron ou aux dérives de la finance qui ont conduit à la crise de 2008… Il faut toujours confronter les étudiants à leurs futures contraintes pour les amener à une analyse éthique riche, soit en leur rappelant, soit en les mettant face à elles via des situations concrètes, des serious games ou des études de cas.

 

Cadrage pluriel et démarche éthique

Le cadrage pluriel est, on l’a vu, un mode de pensée qui a pour objet de permettre de percevoir, de comprendre et de gérer des points de vue divergents et contradictoires. Ainsi, il permet aux étudiants de comprendre que toute manière de décrire une situation est contingente et qu’il est nécessaire non pas de rejeter cette contingence, mais d’en avoir conscience au travers de la diversité des parties prenantes. Les managers compétents sont capables de faire coexister des points de vue non seulement multiples, mais souvent contradictoires pour proposer des visions intégratives. Ainsi, le cadrage pluriel permet une prise de recul, il donne corps aux concepts et outils et enrichie la réalité ; des qualités essentielles pour de futurs managers qui devront agir et négocier dans un univers incertain et complexe.

Ouvrir la perspective d’une réflexion éthique qui demande d’envisager une variété de points de vue peut engendrer certaines dérives. La principale d’entre elles est un relativisme qui, après avoir envisagé tous ces points de vue, finirait par se dire que « tout se vaut ». En effet, comprendre l’origine et l’histoire des positions pourrait amener à toutes les accepter sans plus savoir se positionner. A l’opposé, l’absolutisme moral poserait un bien et un juste transcendants. Mais cela peut mener à refuser toutes les visions divergentes. Ces deux extrêmes mènent alors à des impasses pour les managers devant collaborer avec des multiples parties prenantes et être capable de prendre des décisions.

Le positionnement actif est au fondement de la démarche éthique. Elle n’est en rien un exercice rhétorique dans lequel il suffirait de trouver la position la plus défendable, ou la plus logique. Elle est un point de départ de l’action qui doit l’ancrer, la rendre possible. Un discours se disant éthique accompagné d’une action qui le contredit est une supercherie ; à ce sujet, nous aborderons ultérieurement la question de la mauvaise foi. La démarche éthique est tout à la fois une réflexion et une action qui se mêlent de manière parfois souple, voire lâche, mais toujours assumée. C’est en cela que l’éthique fonde une responsabilité.