Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?

En Juin 2010, paraissait un rapport de l’Institut de l’entreprise, le Cercle de l’Entreprise et du Management et la FNEGE intitulé « Repenser la formation des managers ». Le groupe de travail, composé de dirigeants d’entreprise et de représentants des business schools conclue clairement que « les établissements qui forment les futurs managers doivent accorder une plus grande place à la culture générale et introduire davantage d’éthique dans les cursus proposés » (p. 2). Ce rapport s’inscrit dans un mouvement général de critique et de remise en cause des écoles de commerce face aux dérives actuelles du monde des entreprises (scandales, détournement et fraudes dans le milieu des affaires, crise financière, responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise). Cinq grandes orientations sont proposées pour répondre à ces défis : renforcer la transversalité des enseignements, promouvoir la culture générale dans les programmes, favoriser l’esprit critique, repenser la formation des managers en matière de communication et repenser les enseignements relevant des soft skills. Il s’agit notamment de « poser les fondements d’une éthique managériale » (p. 55) en suivant deux perspectives. D’abord distinguer l’éthique du respect des règles pour inviter les étudiants à développer leurs propres questionnements, irréductibles à la simple application de lois externes. Ensuite, inclure l’éthique dans l’ensemble des enseignements plutôt que de la réduire à un cours suivi ponctuellement durant la formation.

Pour les auteurs de ce rapport, les affaires sont « fondées sur le crédit et la confiance », ce qui rend l’éthique et la morale indispensables à leur au bon fonctionnement. Il ne s’agit pas pour eux d’opérer un « retour à l’éthique » qu’ils considèrent comme illusoire et fallacieux tant il a tendance à faire croire à un âge d’or éthique passé qu’il faudrait retrouver et pousse à des professions de foi sans avenir. Ce qui est recherché est plutôt un sens des responsabilités : « c’est en cela que la morale professionnelle contemporaine doit davantage s’apparenter à une conscience des responsabilités collectives (voire globales) qu’à une morale de métier » (p. 58). Il s’agira dès lors pour les entreprises de promouvoir un ensemble de valeurs qui alimenteront les professions de foi, règlements et autres chartes. « L’étudiant doit pouvoir relier la morale issue de son éducation familiale, les connaissances en philosophie morale classique qu’il a pu glaner de terminale ou en classes préparatoires, avec les exigences morales de l’entreprise, et plus largement du monde contemporain » (p. 59). C’est donc une conscience des enjeux et conséquences de leurs actions qu’il faudra que les étudiants réalisent et apprennent à prendre en compte. La légalité n’étant plus suffisante, ils devront être capables d’exercer leur jugement. Les auteurs du rapport recommandent que « l’enseignement de l’éthique, à cet égard, doit être révisé, afin de constituer des mises en situation réellement instructives d’un point de vue moral pour les étudiants » (p. 63). Plus encore, selon eux, les pédagogies actuellement utilisées n’incitent pas suffisamment à la réflexion et au débat. Si la RSE est devenue un thème récurrent dans l’enseignement des business schools, elle reste souvent limitée à la théorie des parties prenantes et finalement peu articulée avec un engagement actif des étudiants dans une démarche éthique.

 

Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?

L’éthique des affaires peut être comprise comme une forme d’extension de la philosophie née des scandales répétés dans le monde des affaires. La vision des dirigeants et des entreprises comme n’ayant pour seul objectif que de maximiser leurs profits n’est plus acceptable aujourd’hui. Le modèle purement financier de l’entreprise ne tient plus et un a priori négatif teinte désormais le monde des grandes entreprises, elles sont considérées comme étant moralement douteuses.

Le principe fondamental d’une démarche éthique est le recul critique. Elle est une volonté de sortir de son propre point de vue pour prendre de la hauteur, pour envisager les situations avec une perspective plus vaste. La démarche éthique repose donc sur le croisement des points de vue, l’identification les positions d’autrui, même si elles nous sont opposées. L’idée n’est en rien de se plier aux arguments des autres mais de bien les comprendre pour asseoir son point de vue sur une analyse large, solide et rigoureuse. S’engager dans une démarche éthique c’est donc avant tout envisager une variété de positions. Il faut interroger le sens commun et ne pas s’y plier par réflexe ou par habitude ; plus encore, il s’agit aussi d’interroger ses propres positions, non pas pour les abandonner mais pour comprendre leur origine. La question de départ pourrait donc être : pourquoi est-ce que je pense cela ? et, qu’est-ce qui me fait dire que cela est « bien » ?

Les philosophes et les sociologues nous ont appris, depuis des décennies déjà, que les notions de bien et de mal sont socialement et historiquement construites. Nietzsche et Heidegger déjà avaient des difficultés avec l’idée d’un bien ou d’une justice qui transcenderaient leurs contextes d’émergence et d’application. La science elle-même est souvent rappelée à l’ordre dans sa volonté d’établir des vérités générales et objectives. En matière d’éthique, il s’agirait alors plutôt de se concentrer sur des problématiques locales pour tenter d’en saisir la complexité ; de ne pas se limiter à des grands principes vagues et inapplicables mais plutôt de déconstruire les positions de chacun. Pour l’instant, l’éthique des affaires a souvent suivi le chemin d’une opposition caricaturale entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste, conduisant à l’édiction de chartes et de codes de conduite. Une véritable réflexion éthique cherchera plutôt à interroger le status quo, les évidences des situations.

Là où la morale dit le bien et le mal, l’éthique les interroge. Elle se demande comment sont construites les problématiques, les positions et les solutions. Elle cherche à questionner les fondements des valeurs, l’histoire des normes, des règles et des lois. C’est justement parce que le monde est plus complexe qu’une opposition dichotomique entre le bien et le mal que l’éthique est nécessaire. La complexité des situations et de leur contingence génère des zones d’incertitude morale, elle les grise et demande une analyse plus fine, plus locale.

 

Enseigner l’éthique des affaires

Enseigner l’éthique des affaires dans une école de commerce ne peut pas se limiter à la définition de principes supérieurs ou de règles de conduite rigides. Bien que les valeurs en soient une part importante, la question de l’éthique des affaires pour les étudiants relève plutôt d’une capacité d’analyse des situations dans un univers complexe, incertain et ambigu. Il s’agit donc pour les enseignants de transmettre une capacité de prise de recul, de réflexivité et de pensée complexe, bref une pensée critique. La pensée critique n’est pas une simple « attaque » mais bien un discernement, une prise de recul qui demande de comprendre à la fois son point de vue et les enjeux des autres perspectives. C’est la perspective que prennent par exemple Painter-Morland & Ten Bos dans leur ouvrage Business Ethics and Continental Philosophy. Selon eux, « l’important est de ne formuler sa propre perspective qu’après avoir eu la possibilité d’entreprendre l’évaluation critique d’une variété de positions » (p. 2).

Si l’on confond facilement l’éthique avec l’identification du bien et du mal dans une situation, les travaux en philosophie nous invitent à ne pas nous limiter à cette approche. En effet, ces distinctions entre bien et mal relèvent plutôt de la morale qui effectivement définie un système de normes et de valeurs permettant d’opérer ces distinctions. L’éthique, elle, doit garder une démarche critique de mise en perspective, c’est là son essence même. Si l’éthique doit bien se confronter aux notions de normes (modèles prescriptifs de comportement), de valeurs (croyances définissant les ‘bonnes’ conduites) ou de principes (lois morales rationnelles), elle le fait de manière dynamique et contingente pour examiner les situations dans lesquelles le bien et le mal ne sont pas si facilement et clairement distinguables. Il y a toujours, derrière les définitions du bien et du mal, des enjeux contingents, des jeux de pouvoirs, des négociations politiques qui demandent une analyse locale. Plutôt que de limiter l’ensemble des positions éthiques à une opposition entre absolutisme (une seule conception du bien et du mal) et le relativisme (tout se vaut), il s’agit de valoriser une démarche contextuelle d’analyse et de réflexion critique.

Enseigner l’éthique des affaires relève d’un questionnement constant demandant d’examiner des phénomènes où différentes positions sont tenables et où il n’y a pas une bonne réponse opposée à toutes les autres. Il s’agit d’entreprendre des analyses fines et complexes prenant en compte non seulement les positions éthiques et morales mais aussi les différents points de vue des parties prenantes concernées. Il est donc nécessaire de donner à lire des auteurs et théories classiques ainsi que de présenter des cas qui font question et engendrent des débats. Ainsi, les étudiants doivent développer une réflexivité, apprendre à se connaître mieux en découvrant les origines de leurs prises de position. « Ceci implique d’apprendre à se connaître. Si l’on peut comprendre la genèse de sa propre position, les facteurs qui l’ont constitué et ses conséquences, on sera alors plus à même d’anticiper et de comprendre les objections possibles et d’entrer dans un dialogue riche avec les autres » (p. 12). L’objet de l’éthique des affaires devient alors celui de positions nuancées, produites par des analyses incluant de multiples points de vue.