- Démarche éthique et décentralisation du modèle des parties prenantes
Un problème du modèle des parties prenantes et qu’il tend à être extrêmement centré sur l’organisation. Il pose au centre de la représentation l’entreprise en question puis, en second lieu, et de manière finalement plus annexe, les parties prenantes qui sont reconnues ou qui ont réussi à se faire reconnaître. Cela institue une représentation mentale dans laquelle la préoccupation principale restera toujours l’entreprise, et dans laquelle les parties prenantes non reconnues tendent à être oubliées. Il instaure une hiérarchie des parties prenantes et donc une hiérarchie des points de vue fondée sur une reconnaissance par l’entreprise ou par des capacités d’influence et de pouvoir.
Plusieurs solutions seraient imaginables. On pourrait par exemple commencer par mettre au centre de la représentation la raison sociale de l’entreprise ou le service rendu à la communauté. Puis ensuite positionner les parties prenantes de cette mission et placer l’organisation sur cette cartographie.
La représentation peut aussi se faire en terme de valeur ajoutée (financière ou non) pour les différentes parties prenantes reconnues par l’organisation :
Cela a pour effet de limiter l’impression de centralité de l’organisation dans les préoccupations. Une autre solution est de rajouter sur la représentation les relations que les parties prenantes ont entre elles. En effet, le modèle classique tend à ignorer que celles-ci peuvent interagir, s’allier ou s’opposer, se rejoindre ou s’éloigner, voire se scinder ou se regrouper. Prendre en compte la multiplicité des points de vue requiert alors une pensée systémique, prête à se confronter à la complexité des situations. « Une véritable vue systémique prend en compte de quelles manières un ensemble d’individus, d’institutions et de process fonctionnent en système, impliquant un réseau complexe de relations, un spectre d’individus et d’acteurs institutionnels ayant des intérêts et des buts conflictuels, et de nombreuses boucles de rétroaction » (Wolf, 1999).
C’est en comprenant la structure du système que forment les parties prenantes que l’on peut comprendre les questions – et réponses – éthiques qui y sont soulevées. Ce faisant, le risque principal est la réduction du point de vue des autres, et ainsi leur appauvrissement volontaire ou involontaire. Selon Emmanuel Levinas (1999), les individus comprennent le monde au travers d’un processus de création de sens qui rapproche les sensations ressenties de celles passées, ils rapprochent ainsi l’autre du même. Il y a alors une tendance inhérente lors de la rencontre des autres points de vue et des autres perspectives : leur réduction et leur simplification afin de les intégrer à nos cadres de pensée. C’est une forme de totalisation égocentrique. Ainsi, les parties prenantes, si elles sont pensées comme gravitant autour d’une personne ou d’une entreprise, tendront à être réduites à leur lien avec celui ou celle-ci. Levinas voit comme caractéristique du capitalisme une simplification du savoir et de la compréhension à leur version limitée et protectrice qui fait sens pour l’individu et lui évite toute remise en cause. Ainsi, on tend à réduire l’infinie complexité du réel à des concepts et des sentiments familiers et « l’Autre est inclue dans le Même » (Levinas, 1999 : 56). Par un jeu d’oppositions et de similarités, on simplifie autrui, on le classe dans des catégories et des cases qui font sens pour nous.
La théorie des parties prenantes tend à être centrée fortement sur l’organisation concernée. Ainsi, elle risque d’induire leur réduction au point de vue des acteurs de l’organisation. Or, pour Bevan & Corvellec (2007 : 208), « être éthique – être humain – c’est être ouvert à, préparé à et passionné par la différence radicale d’autrui… et de basculer sans compromis vers l’inconnu et l’incompréhensible, l’infini et l’intemporel de l’altérité d’autrui ». La responsabilité ne naît pas d’une rationalisation ou de la réduction du point de vue des autres, des parties prenantes en question, mais plutôt d’une rencontre avec autrui en dehors de soi, dans une relation complexe et remettant en cause ses opinions et points de vue.