Introduction
Les whistleblowers, ou lanceurs d’alerte, sont devenus un sujet de plus en plus important ces dernières années. En éthique des affaires, comme dans le sport, lancer l’alerte revient à tirer le signal d’alarme lorsque les règles du jeu ne sont pas respectées. Mais contrairement aux arbitres d’un match de football, les lanceurs d’alerte dans les entreprises ne sont pas des observateurs objectifs et indépendants, mais plutôt des employés ou des parties prenantes qui signalent les mauvais comportements de collègues ou d’entreprises. Les lanceurs d’alertes sont des individus convaincus qu’il existe un risque grave si un comportement non éthique n’est pas révélé au public. Et d’ailleurs, les effondrements d’Enron et de WorldCom au début du siècle ont montré clairement les dangers des comportements non éthiques. Dans ces deux cas, les lanceurs d’alertes étaient des employés – et il se trouve qu’elles étaient des femmes. Sherron Watkins (Enron) et Cynthia Cooper (WorldCom) illustrent parfaitement le dilemme que rencontrent les lanceurs d’alertes face à leurs révélations publiques. Bien qu’elles n’aient pas pu éviter les effondrements de leurs entreprises, toutes deux ont été reconnues pour leur courage. Toutes deux étaient convaincues qu’en révélant les mauvais comportements, elles agissaient dans l’intérêt de leur entreprise et de leurs parties prenantes.
Dans ce chapitre, nous verrons qu’il existe de nombreuses controverses autour des lanceurs d’alertes. Parfois encensé, le lanceur d’alerte est aussi souvent dénoncé comme délateur ou traitre. Nous verrons dans ce chapitre qu’en Europe le lanceur d’alerte n’est pas souvent vu comme une personne noble. Les sensibilités culturelles jouent un rôle important ici, mais nous affirmons aussi qu’il existe des raisons institutionnelles à ce scepticisme européen face aux lanceurs d’alertes.
Dans la seconde partie du chapitre, nous commencerons par montrer, grâce au travail de John Caputo, que les actions des lanceurs d’alertes ne peuvent pas être expliquées simplement. Elles émergent de réactions face à des situations dans lesquelles l’individu n’a en général pas de recours possible à un ensemble de critères de décisions lui indiquant un comportement clair. Nous introduirons ensuite le travail de Zygmunt Bauman et d’Hans Jonas pour éclairer ce qui peut motiver les lanceurs d’alertes. Est-ce, dans la perspective de Bauman, une « impulsion morale » ? Ou bien est-ce, dans l’approche de Hans Jonas, un « sens des responsabilités » qui guide leur comportement ? Bauman et Jonas soulignent tous deux l’importance des émotions dans le comportement moral. Ils s’opposent par contre sur la question de son étendu : Bauman pense que l’action morale est conditionnée par une proximité entre autrui et moi ; Jonas nous engage a nous sentir responsables même de ceux qui peuvent être éloignés de nous – spatialement et temporellement. Les développements technologiques ont créé un niveau d’interconnexion sans précédent entre les personnes du monde entier et répondre à cette interconnexion demande, si l’on suit Jonas, une éthique radicalement différente.
Mais en quoi cela concerne-t-il les lanceurs d’alerte ? Est-ce que les personnes comme Watkins ou Cooper sont mues par une impulsion morale liée ceux qui les entourent, ou bien ressentent-elles un sens des responsabilités envers un ensemble bien plus large de parties prenantes? Est-ce que l’on peut se sentir moralement responsable envers ce que la littérature appelle en général « le public » ? Nous verrons, encore une fois, que la réponse n’est pas simple. La controverse des lanceurs d’alerte reste le sujet d’intenses débats dans le champ de l’éthique des affaires.
Lancer l’alerte : une question controversée
La priorité des lanceurs d’alerte est en général de prévenir la mise en danger d’autrui. Pour Natalie Dandekar, le lanceur d’alerte s’inquiète qu’une mauvaise pratique dans l’entreprise soit « une source non triviale de danger publique ». C’est la sévérité du danger potentiel qui stimule son sens moral et le pousse à agir. Mais ce qui fait du lancement d’alerte un acte aussi intéressant pour l’éthique des affaires est que cette dénonciation n’est absolument pas le seul devoir que les employés ressentent. En effet, les lanceurs d’alertes font souvent l’expérience d’une difficulté à choisir entre leur loyauté envers l’organisation et leur loyauté envers le « public ». Il faut ajouter à cela le fait qu’ils doivent ensuite assumer le plus souvent de lourdes conséquences personnelles et professionnelles ; ils sont ainsi face à un dilemme moral difficile.
Lancer l’alerte est souvent vu comme répréhensible moralement car les lanceurs d’alertes violent le lien de confiance et de loyauté qui se développe quand les personnes travaillant et vivant ensemble. La loyauté est souvent liée à la gratitude. Richard de George le dit clairement, mordre la main qui vous nourrie peut difficilement être vu comme « une action admirable ou louable ». Pour autant, si la loyauté envers l’entreprise était l’ultime obligation morale de tout employé, qu’est-ce qui distinguerait ces organisations de la mafia ? Si le silence est la loi auquel chaque acteur de l’organisation doit se plier, alors il est clair que les lanceurs d’alerte se trouvent dans la même difficulté que les membres de la mafia. Dès lors, une manière de voir cela de manière positive serait que la promotion du lancement d’alerte est un moyen de « fournir une alternative sure au silence ». Il permet aux employés de s’exprimer dans un cas de fraude sans forcément risquer leur propre sécurité et celle de ceux qui les entourent.
Les lanceurs d’alerte en Europe
Les doutes sur l’acceptation et l’efficacité du lancement d’alerte deviennent encore plus prononcés lorsque l’on regarde ailleurs dans le monde. Nous ne verrons ici, pour des raisons de longueur, que les débats européens. Les cadres législatifs et les pratiques quotidiennes dans certains pays d’Europe semblent montrer des acceptions très différentes du lancement d’alerte. En Europe, l’acceptabilité des dispositifs de lancement d’alerte comme les hotlines reste problématique. En 2005, la CNIL a décidé que les hotlines anonymes que les entreprises comme MacDonald’s voulaient mettre en place dans le cadre de leurs codes de conduite étaient illégales car elle violaient les lois sur la protection des données. Il y eut aussi le sentiment répandu chez les français que la possibilité de signalement anonyme était d’une certaine manière injuste. Après tout, comment quelqu’un peut-il se défendre contre des plaintes anonymes ? D’autres entreprises américaines comme Wal-Mart ont rencontré des problèmes similaires en Allemagne, alors que les hotlines n’y sont pas considérées comme illégales. Le problèmes était alors plutôt que les hotlines étaient considérées comme de pauvres alternatives aux conseils de travailleurs qui sont supposés gérer ces problèmes que les employés peuvent avoir avec ce qui se passe dans l’entreprise.
Pourquoi les européens se méfient-ils autant du lancement d’alerte ? Aux Etats-Unis et en Angleterre, les gens semblent penser que le lancement d’alerte est un dispositif utile pour maintenir la moralité des entreprises. Même si ils ont, comme nous l’avons vu, certaines réserves sur l’ambiguïté morale des lanceurs d’alerte, il est dans l’ensemble perçu comme une pratique louable. Le sentiment général en Europe est donc visiblement très différent. Certains commentateurs ont affirmé qu’il y avait des raisons historiques et culturelles à cela. Pour Laura Hartman & al., le terme « lancement d’alerte » renvoie immédiatement les Allemands au national-socialisme qui encourageait et contraignait les gens à se dénoncer les une les autres. De même, en France on apprécie peu les dénonciateurs parce qu’ils rappellent le régime de Vichy qui collabora avec la Nazis pendant la seconde guerre mondiale. Hartman & al. proposent d’autres exemples de sensibilités culturelles envers le lancement d’alerte, mais le problème de ce type d’analyse est qu’il oublie les raisons institutionnelles qui amènent à douter de ces pratiques. Affirmer que les doutes sont liés à des particularités culturelles passe à côté du fait que le besoin de lancement d’alerte est peut-être moindre en Europe que dans les pays anglophones. En effet, les entreprises européennes ont des caractéristiques institutionnelles qui pourraient rendre les lanceurs d’alerte superflus.
Plus précisément, il y a selon nous quatre raisons pour lesquels les européens sont plus sceptiques à propos du lancement d’alerte :
- La législation sur les lanceurs d’alerte est considérée comme étant particulièrement couteuse. Là où les américains semblent en général considérer que le lancement d’alerte est une alternative économe aux autres formes de règlementation, il y a eu plusieurs doutes en Europe sur le cout qu’aurait une constante exposition ou divulgation potentielle des travailleurs. En d’autres termes, il a été affirmé qu’une stricte réglementation du lancement d’alerte – particulièrement lorsqu’il n’est pas encouragé mais plutôt proscrit – pose d’importants problèmes en matière de liberté d’action.
- Il a aussi été signalé que dans beaucoup de cas les lanceurs d’alerte avaient simplement mal évalué certaines actions de leurs organisations ou de certaines personnes en position dominante. Le nombre de révélations infondées est inquiétant. Les gens n’ont pas toujours toutes les informations et peuvent parfaitement mal juger les situations. Il y a eut un certain nombre d’exemples de directeurs et de PDG qui ont du quitter leur poste à cause d’allégation qui se sont révélées fausses ou sans fondements (Hassink, de Vries & Bollen, 2007).
- Les européens pensent en général que les intérêts de la société ne peuvent pas, ou ne devraient pas, nuire au devoir de loyauté. Ce devoir exige des lanceurs d’alerte qu’ils aillent d’abord signaler leurs inquiétudes en interne. Il est tenu pour évident en Europe que cela ne devrait pas aboutir à un licenciement. La légalisation protégeant les lanceurs d’alerte est donc considérée comme inutile. En Europe, les employés bénéficient d’une protestation statutaire bien plus importante que dans les pays anglophones. Etant donné l’opportunité de signaler des comportements problématiques sans risquer immédiatement de perde son emploi, le lancement d’alerte est mal vu.
- En général, les dissensions au sein d’une entreprise sont bien plus acceptées qu’aux Etats-Unis. Comme nous l’avons déjà vu avec les expériences de Wal-Mart en Allemagne, la plupart des plaintes sont gérées par les conseils des travailleurs et mènent rarement à des licenciements. Il existe donc des mesures institutionnelles qui rendent le lancement d’alerte (externe) moins plausible. On pourrait formuler cela différemment: en Europe, la confiance dans les institutions et les entreprises est plus grande qu’aux Etats-Unis. Les européens ne voient donc pas le besoin de protections de certains individus contre ces institutions.
Face à tout cela, il n’est pas étonnant que le lancement d’alerte soit une problématique qui n’a jamais été considérée comme centrale – à l’exception peut-être des Pays-Bas. Il est symptomatique par exemple que les Allemands n’aient même pas d’équivalent du mot « lanceur d’alerte ». Le besoin d’une législation européenne n’a ainsi jamais été considéré comme urgent. Hassink & al. analyse une série de règlements d’entreprises de différents pays européens et affirme que nulle part il n’ait fait mention de lancement d’alerte. Le sujet est considéré comme hors de propos parce que les instituions et les entreprises sont censées être capable de s’adapter aux dissensions. Dans les termes de Hassink et de ses collègues :
« Les problèmes récents dans la mise en place de la loi SOX (à propos des hotlines pour les lanceurs d’alerte) en France suggèrent que le lancement d’alerte ‘à l’américaine’ est potentiellement incompatible avec la zone de l’Europe qui n’applique le modèle d’affaire anglo-saxon ».
Cependant, même en Europe, les attitudes envers les lanceurs d’alerte pourraient être amenées à changer. Certains hommes politiques au Parlement Européen tentent de fournir des éléments de législation concernant les lanceurs d’alerte. Des cas tristement célèbres aux Pays-Bas ont placé le sujet au cœur de l’agenda politique. Les différences de sensibilité envers le lancement d’alerte évoluent constamment et il est probable que l’Europe adopte progressivement des idées Américaines. Cependant, au moment où ce texte est écrit, il est clair que la plupart des européens considèrent le lancement d’alerte comme étant admissible plutôt qu’obligatoire.
Repenser les défis du lancement d’alerte
Peut-on jamais agir comme il faut ?
L’une des suppositions principales dans la littérature sur le lancement d’alerte est que les gens se lancent dans ces dévoilements pour protéger le public, ou d’autres parties prenantes, d’un danger ou d’une menace. Les lanceurs d’alerte seraient ainsi capables de calculer et d’anticiper les dangers et des les comparer aux couts du signalement pour ceux qui sont impliqués, pour l’organisation et pour le lanceur d’alerte lui-même. Manifestement, on suppose que les lanceurs d’alerte ont une certaine clairvoyance et un recul qui leur permet de résoudre aisément le dilemme causé par le conflit de loyauté présenté plus haut.
C’est cette capacité à calculer et évaluer les conséquences, ainsi que de comprendre clairement ses propres impératifs moraux que les philosophes continentaux vont remettre en question. Par exemple, le philosophe et théologien américain John Caputo affirmerait que les obligations morales n’émergent que dans les cas de désastre. Il retrace le concept de désastre jusqu’à sa racine étymologique : « dis-astrum » renvoie à l’idée que vous avez perdu votre étoile. En d’autres termes, vous évoluez sans l’étoile qui vous guide et vous indique la bonne direction. Caputo affirme qu’un dilemme moral est toujours désastreux dans ce sens. Vous ne pouvez plus espérer résoudre le problème en affirmant que plus de bien émergera si vous vous faites ce qu’il faut. Les dés-astre une pure perte, qui transforme la raison et le calcul en chaos.
Les situations dans lesquelles se trouvent les lanceurs d’alerte ont souvent les caractéristiques d’un désastre. Dans bien des cas, le dommages causés aux organisations sont allés si loin qu’ils ont été irrémédiables. Prenons à nouveau le cas de Sherron Watkins et d’Enron. Sa révélation ne pouvait pas empêcher des milliers de personnes de perdre leur travail et leurs pensions, les investisseurs de perdre leur argent, et les dirigeants de finir en prison, et même de perdre la vie dans certains cas. Watkins elle-même soufra grandement durant toute cette période, et même le respect et la reconnaissance publique dont elle bénéficia ne permettaient pas de compenser son supplice. Cela n’est en rien un argument pour dire que Watkins n’aurait pas du faire ce qu’elle a fait. C’est plutôt une reconnaissance des difficultés qu’elle a rencontré après avoir décidé de lancer l’alerte.
Ce que l’on apprend avec Caputo, c’est qu’un questionnement sur nos devoirs moraux ne trouve pas de réponse simple. A la fin, nous devons potentiellement reconnaître qu’il n’est pas possible de rendre simple le devoir moral qui mène au lancement d’alerte. C’est une problématique extrêmement complexe. Cela ne veut cependant pas dire qu’il n’y a pas de motivations morales fortes derrière le lancement d’alerte. En fait, Caputo nous dirait plutôt que les obligations morales auxquelles les lanceurs d’alerte font face ne peuvent pas être évitée justement parce qu’elle ne sont pas calculables. L’obligation nous submerge, on ne peut pas l’expliquer, elle est un fait qu’on ne peut nier. Comme l’explique Caputo :
« Les obligations ne me demandent pas mon consentement. L’obligation n’est pas un contrat que j’ai signé après avoir eu la possibilité de le relire avec attention et de consulter mes avocats. Ca n’est pas une chose à laquelle j’ai accepté de participer. Elle me contraint. Elle me dépasse et me contraint ».
Cette perspective peut nous permettre de comprendre pourquoi certains lanceurs d’alerte se sont sentis obligé de dévoiler ce qu’ils savaient en dépit du fait que des membres de leur famille, des amis et des collègues leur demandaient de ne pas le faire, et malgré des pertes personnelles importantes. Caputo l’explique comme un sentiment d’être lié, d’être pris dans quelque chose à tel point qu’on se sent perdre son autonomie et que l’on devient aveugle à tout sauf cette obligation.
Il est intéressant de voir que Caputo affirme que ces obligations sonnent comme des cloches, elles sonnent des alertes, elles réclament des réponses et des changements. Cette métaphore est très riche pour expliquer ce qui arrive aux lanceurs d’alertes. On pourrait dire que l’alarme sonnée par les lanceurs d’alerte (en hollandais, ils sont littéralement nommés ‘sonneurs de cloches’) est un écho nécessaire et inévitable qui résultent de la résonnance d’une obligation. Un autre point important offert par Caputo est le fait qu’une obligation morale tend à émerger entre le bien et le mal. Pour lui, la vie ne nous emmène pas au-delà du bien et du mal, comme Nietzsche l’avait dit, mais reste plutôt coincée entre les deux. Ne nous pouvons pas simplement affirmer que les lanceurs d’alerte ont fait ce qu’il fallait, parce que le « ce qu’il faut » n’est jamais unique et homogène. Au contraire, Caputo montre en quoi le bien est toujours pluriel, toujours multiple et ouvert aux variations. Il y a toujours de plusieurs options possibles pour faire le bien, et le lancement d’alerte peut éventuellement être l’une d’elles.