La bienveillance ne peut pas être un projet managérial !

La bienveillance a initialement été abordée comme un élément fondamental de la confiance et du climat organisationnel (Atuahene-Gima et Li, 2002 ; Bell et al., 2002 ; Doney et Cannon, 1997 ; Mudrack et al., 1999 ; Jarvenpaa et al., 1998 ; Upchurch et Ruhland, 1996). Elle est ainsi mobilisée comme variable peu définie plutôt que comme concept à cerner précisément. Pour autant, « en sciences de gestion, émergent peu à peu des théories ayant trait à la bienveillance » Jacquinot (2013 : 107). De plus, force est malheureusement de constater que la malveillance est devenue un phénomène fréquent dans les entreprises. Les conséquences désastreuses ont amené à rechercher une approche plus humaniste du management sans pour autant nier la fonction de coordination et de contrôle des managers. Dès lors, la bienveillance comme soucis du bien-être des autres, en l’occurrence des employés, semble sur le papier être une réponse parfaite.

Le terme bienveillance a pour étymologie benevolens. Volens renvoie à la volonté libre, à une action agréable, voire une action faite de bon cœur. Bene signifie « dire le bien », célébrer, bien parler, louer et même bénir. Ainsi, la bienveillance n’est pas une disposition passive, ni simplement une action ; c’est une disposition active qui souhaite le bien d’autrui, qui cherche ce qu’il y a de bon en lui au-delà de ses actions. Jacquinot (2013 : 105) articule confiance, bienveillance et altruisme : « La bienveillance est l’attitude de veille, souvent exigeante, au bien qui a été remis dans l’acte de confiance. Cette attitude peut bien sûr s’appuyer sur un certain don d’altruisme ». Pour lui, être bienveillant est le fruit d’une rencontre avec l’autre qui le fait grandir (plutôt que de le manipuler).

Dans ce cadre, la bienveillance repose sur une capacité d’empathie, une capacité à ressentir ce que l’autre ressent, à le comprendre depuis son point de vue propre. La bienveillance part donc d’une compréhension de l’autre à laquelle s’ajoute le souci de son bien-être, de son bonheur. On peut donc raisonnablement penser que la bienveillance aiderait à réduire les tendances actuelles d’agressivité, de harcèlement, d’avidité, de cupidité, de stress, de violence. Reste à avoir si elle est soluble dans les entreprises telles qu’elles existent aujourd’hui.

 

  • La bienveillance : définition et mode managériale

On l’a vu, la bienveillance est une disposition généreuse à l’égard de l’humanité. Elle est la qualité d’une volonté qui vise le bien et le bonheur d’autrui, une disposition particulièrement favorable à l’égard de quelqu’un. Pour Cappelletti, Khalla, Noguera, Scouarnec & Voynnet Fourboul, la bienveillance renvoie à l’idée d’une « préoccupation (concerns) du bien-être des autres » (p. 264). C’est donc une « attitude envers autrui » (Belin in Charlier & Peeters, 1999 : 256) qui n’est pas mue par nos propres intérêts. En effet, selon Nguyen, LeBlanc & Leclerc (2008 : 52), la bienveillance renvoie à « la volonté de tenir compte des intérêts de l’autre dans la prise de décision et les actions engagées » ; ils alors différencient clairement la bienveillance altruiste (orientée vers le bien d’autrui) et la bienveillance mutuelle (orientée vers les bénéfices mutuels). Pour Cohen (2013 : 92), certains leaders « font preuve de bienveillance : ils ont à cœur, non seulement leur intérêt et celui de leur entreprise, mais aussi les intérêts de leurs collaborateurs ». Pour Juliette Tournaud, auteure de La stratégie de la bienveillance, la bienveillance peut être extrêmement productive. Etant une orientation vers ce qui est bien, elle évite le jeu de soumission / domination. Elle favorise la coopération, humanise la compétition et limite le conflit. Elle stimule aussi la reconnaissance. D’après elle, le dirigeant pourra toujours arbitrer, motiver, encadrer et expliquer tout en restant bienveillant.

Pour Baker & O’Malley (Leading with kindness), la bienveillance est une valeur refuge importante durant les périodes de crise. En effet, elle stimule la confiance, encourage les employés à croire en eux (puisqu’on leurs managers le font) et renforce le lien individuel / collectif. « L’objet n’est pas de mettre les collaborateurs à l’abris des décisions difficiles, de questions délicates ou de tous revers potentiels, mais d’inspirer l’effort, la persévérance et le développement personnel ». Une fois encore, la bienveillance n’est pas vue comme une gentillesse naïve. Un enjeu fort sera le fait que le stress tend à réduire la bienveillance à la portion congrue. Ainsi, la bienveillance devra être défendue comme une valeur importante et non comme un « loisir », quelque chose que l’on pratique quand on a rien d’autre à faire…

Il est cependant à noter que la plupart de ces écrits sont plus proches d’essais fondés sur des exemples et illustrations que sur des travaux proprement académiques articulés à des études empiriques.

 

  • Bienveillance, éthique et altérité

Il y a dans la bienveillance une volonté d’accompagner l’autre, de le comprendre « en tant qu’être humain » (Cohen, 2013 : 95). Ainsi, chez Nguyen, LeBlanc & Leclerc (2008 : 52), la bienveillance renvoie à « une forme d’attention interpersonnelle l’intérêt et l’empressement de poser un bon geste pour autrui au-delà des considérations égocentriques de nature pécuniaire ». Elle est donc fondamentalement orientée vers autrui, pour lui-même en tant qu’il est autre que nous. On retrouve cette idée chez Cappelletti, Khalla, Noguera, Scouarnec & Voynnet Fourboul pour qui la bienveillance est orientée vers les autres et pour eux-mêmes (p. 264).

La bienveillance est fondamentalement orientée vers autrui, pour lui-même et non dans l’intérêt de la personne bienveillante. Elle transcende les intérêts personnels et égoïstes pour regarder au-delà, pour chercher dans l’autre ce qu’il y a de bon, ou ce qu’il pourrait y avoir de bon, chez lui. Se soucier du bien-être des autres repose sur trois actions (McAllister, 1995 ; Mishra, 1996) : (1) montrer une attention et une sensibilité aux besoins et intérêts de l’autre, (2) agir de manière à protéger ces intérêts, et (3) ne pas exploiter l’autre pour son intérêt personnel. Ainsi, Leeson (2006) montre que si l’action bienveillante ne l’est pas totalement, alors les degrés de désintéressement comptent peu. Une personne ne peut être vue comme bienveillante que si elle l’est totalement, inconditionnellement.

Dès lors, Jacquinot (2013 : 105) peut fondamentalement lier bienveillance et éthique : « un choix délibéré de s’exercer à la responsabilité envers les autres par un effort de la volonté pour se conformer à un choix moral ». La bienveillance est toute entière « tendue vers » l’autre dans un effacement de la frontière entre autrui et moi-même, « une suspension temporaire de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur » (Belin in Charlier & Peeters, 1999 : 256). On pourrait dire, en paraphrasant Bevan & Corvellec (2007 : 208) qu’être bienveillant c’est « être ouvert à, préparé à et passionné par la différence radicale d’autrui… et de basculer sans compromis vers l’inconnu et l’incompréhensible, l’infini et l’intemporel de l’altérité d’autrui ».

La bienveillance fait ainsi partie intégrante d’une volonté de construire une éthique renouvelée du monde des affaires. Pour Victor & Cullen (1988), cela repose en partie sur l’adhésion de l’organisation à une démarche bienveillante (préoccupation pour les autres) ou à des principes (lois ou codes professionnels) et sur un lien entre climat bienveillant et coopération.

 

  • La bienveillance est-elle soluble dans l’organisation ? Altérité, totalisation égocentrique et bureaucratie

La compréhension et l’interprétation de impressions sensorielles sont littéralement des processus de création de sens. Levinas soutient qu’une telle création de sens est fondamentalement une réduction de ces informations sensorielles à nos expériences individuelles. Dès lors, nous réduisons de manière égocentrique tout ce que nous percevons via le filtre de nos cadres de référence. Dans le langage de Levinas, cette tendance est fondée sur une ontologie qui réduit l’autre à ce qui nous est familier (le même). Nous sommes tous, dans l’ensemble, tellement empêtrés dans cette ontologie de la réduction que cela limite fondamentalement notre compréhension du monde. Ainsi, pour Levinas, notre compréhension en finie par n’être rien d’autre qu’une totalisation égocentrique de l’expérience. Ainsi, tout ce qui n’est pas nous est autre que nous, et Levinas suggère que l’altérité des autres qui ne sont pas nous ne peut qu’être réduite rationnellement par notre compréhension.

Le problème vient alors de la réduction ou de la totalisation d’autrui en une catégorie abstraite et a priori telle que « manager » ou « employé ». Zygmunt Bauman s’est intéressé de près à ces dérives des organisations bureaucratiques. Il voit ainsi la société comme une lutte de processus structurants dans un état de constante concurrence facilitée par des arrangements bureaucratiques. Pour Bauman, les marchés capitalistes modernes sont « une extension de la vie moderne ». Il adopte l’approche de Levinas sur l’altérité et sur l’impératif de responsabilité dans la rencontre d’autrui. Dans sa rencontre en face-à-face, l’Autre nous met littéralement face à une impulsion morale qui peut fonder la disposition bienveillante. Bauman pense ainsi la responsabilité comme Levinas, comme une relation immanente, incomplète et imprévisible qui s’établie directement entre soi et autrui. Bauman écrit décrit une grande précision l’atomisation et la distanciation que génère toute règle de responsabilité qui prend place dans projet organisationnel ou institutionnel. Tout processus bureaucratique institutionnel, même réduit et local, nous éloigne de la rencontre de l’autre en face-à-face.

Les « arrangements complémentaires » de la bureaucratie – probablement proches des divisions fonctionnelles et spécifiques du pouvoir chez Weber – atomisent tout sens individuel des responsabilités envers autrui. Cela n’exclue pas la bienveillance de manière définitive et rédhibitoire, mais l’affaiblit en dissimulant l’autre, en le distanciant via des catégories abstraites (managers, employé, subordonné, salarié, etc.). La responsabilité chez Levinas et Bauman ne s’insère pas facilement dans les organisations modernes qui restent fondamentalement bureaucratiques. La structure bureaucratique est donc fondamentalement problématique pour la bienveillance.