Dans La société ouverte à ses ennemis, Karl Popper distingue deux types de gouvernements : « ceux dont on peut se débarrasser sans effusion de sang (…) et ceux dont les gouvernés ne peuvent se débarrasser que par une révolution victorieuse » (Popper, 1979 : 107). La démocratie n’est donc pas seulement un état stable reposant sur des élections régulières, mais un processus continu de lutte contre la concentration des pouvoirs.
La caractéristique fondamentale de tout régime démocratique est alors la possibilité de révoquer sans violence les détenteurs du pouvoir. « On peut dire que le principe d’une action démocratique est l’intention de créer, de développer et de protéger des institutions destinées à éviter la tyrannie » (Popper, 1979 : 107). Ainsi, la démocratie est présente dès lors que les citoyens peuvent, non seulement élire leur gouvernement, mais aussi le destituer. C’est cette fluidité du pouvoir qui va la définir, plutôt que les seules procédures électorales.
Certaines formes d’expression citoyenne vont cependant se révéler être problématiques au regard de cette définition poppérienne. Dans la démocratie directe, le peuple s’exprime par le vote sans intermédiaire révocable. Il n’y aura donc pas, après un référendum, de représentants qui pourront être tenus pour responsables des décisions qui ont été prises. On est en plein dans la question de l’irresponsabilité de l’individu en groupe soulignée par Le Bon dans sa Psychologie des foules.
Lors d’un référendum, le peuple consulté est fondamentalement une abstraction, une idée de la communauté politique formée par les citoyens. En pratique, cette communauté est fragmentée, divisée, multiple, et rarement unanime (sinon pourquoi la consulter ?) Dans cette diversité des points de vue et des opinions, la majorité l’emporte par principe. Mais rien ne prouve que sur un sujet technique la majorité puisse être plus compétente que la minorité. De plus, rien ne dit que la majorité soit réellement unie – on peut voter la même chose pour des raisons et des attentes radicalement différentes. Dans tous les cas, la communauté devra quand même faire collectivement face aux conséquences, même si elles sont dramatiques.
Le mandat que donne un référendum fait donc question. Il n’y aura aucune véritable responsabilité individuelle après un vote collectif, pas de démission ou de destitution. En cela, il est l’expression de la tyrannie de la majorité identifiée par Tocqueville dans La démocratie en Amérique ; tyrannie qui n’a pas de responsables vers qui les citoyens pourraient se retourner pour demander des comptes. Mais c’est aussi un moyen de lutter contre une autre dérive annoncée dans ses analyses : celle du despotisme démocratique dans lequel le peuple se désintéresse des affaires de la cité pour se concentrer sur la sphère individuelle en délégant le pouvoir politique à un groupe restreint via le mandat électoral…
Ainsi, le référendum est à la fois un outil de diffusion des responsabilités et une modalité d’expression du pouvoir du peuple. Tout dépend alors de sa mobilisation, de la manière dont les citoyens s’en saisissent et de comment le peuple gère par la suite la question de la responsabilité face aux conséquences de la décisions prise par le vote.