Chapitre 1 – Qu’est-ce que l’autorité ?
(Hannah Arendt et Max Weber)[1]
L’étymologie du terme « autorité » trouve sa racine dans le latin auctoritas qui renvoi au fait d’augmenter (augere) l’efficacité d’un acte ou d’une loi. Michel Humbert dans son ouvrage Institutions politiques et sociales de l’Antiquité l’analyse ainsi : « L’auctoritas exprime (…) l’idée d’augmenter l’efficacité d’un acte juridique ou d’un droit. (…) Le Sénat, grâce à son incomparable prestige, a la vertu d’augmenter la portée de tout acte pour lequel il a donné son accord (son auctoritas). (…) Tous ces projets, enrichis de l’auctoritas du Sénat, sont assurés du succès. (…) Aucun acte politiquement significatif n’est mis à exécution par un magistrat sans l’accord (et la délibération) du Sénat. (…) Telle est la force de l’auctoritas : sans elle, pas d’action ; devant elle, pas d’inaction ». L’autorité est ce qui permet à un commandement d’apparaître comme étant acceptable, et le rend alors plus simple à mettre en œuvre. C’est une reconnaissance sociale qui confère un droit à ordonner, et donc légitime l’obéissance de ceux à qui l’ordre est donné.
Pour Hannah Arendt dans La crise de la culture, l’autorité est « acceptée comme une nécessité naturelle, manifestement requise par des besoins naturels ». Sa naturalité lui confère une évidence qui exclue toute nécessité de coercition directe. Cette absence est même une condition sine qua non de son exercice, car « là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué ». Au-delà de son évidence, cette légitimité de l’ordre est conférée a priori et sans justifications. Comme le formule Arendt, « là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique ». La justification est donc fondamentalement antinomique à l’autorité, elle est même un marqueur de son déficit ou un catalyseur de sa disparition. L’autorité instaure une différence fondamentale entre celui qui commande et celui qui obéit, et c’est l’acceptation et le respect de cette hiérarchie qui la caractérise ; chacun la considère comme légitime : naturelle et évidente.
Pour Arendt, la disparition de l’autorité traditionnelle dans les sociétés modernes a entraîné une période d’indécision et d’incertitude, un doute général. En effet, la tradition sur laquelle se fonde l’autorité assurait un lien et un ancrage : une « chaîne qui liait chacune des générations successives ». Ancrée dans notre passé collectif, l’autorité donnait à notre environnement le caractère stable et durable indispensable aux sociétés humaines et « sa perte équivaut à la perte des assises du monde ». Un grand nombre d’institutions sociales sont incarnées par certains personnages symboliques (parents, prêtres, juges, policiers, etc.) dont le statut était fondé sur ces inégalités de positions évidentes et acceptées qui caractérisent l’autorité. Dès lors que ces évidences se brisent ou s’effritent, ce n’est pas juste le personnage incarnant qui est contesté, ce sont les institutions incarnées et donc l’ordre social reposant dessus qui tanguent.
Finalement, l’autorité n’est pas le pouvoir, mais elle est justement la référence instituée permettant au pouvoir d’être exercé. Comme dans son étymologie latine, l’autorité par son auctoritas est la source des autorités « localisées ». Pour autant, l’exercice d’une autorité n’est pas, chez Arendt, une négation de la liberté. Justement, l’autorité n’existe que dans la mesure où ceux qui s’y soumettent sont libres car elle « implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté ». Plutôt que de contraindre, l’autorité est fondée sur l’acceptation partagée de vérités et d’évidences qui orientent nos actions. Elle exerce une forme de tyrannie de la raison, instituée par un principe de contrainte reconnu comme légitime par tous. Si jamais cette reconnaissance et cette évidence étaient entachées d’un doute ou d’un questionnement, l’autorité s’en trouverait profondément remise en cause. Dès lors que la liberté de l’individu sert à questionner plutôt qu’à obéir, les autorités chancellent.
Les ordres acceptés des autorités génèrent deux catégories d’individus, ceux qui font autorité, et ceux qui s’y soumettent, sans force ni persuasion. Faire autorité repose donc sur la production d’idées légitimes, évidentes pour tous, allant de soi et qui peuvent en venir à constituer des normes inébranlables. Ainsi, Ces idées qui « font autorité » fondent le monde, et donc nos actions et nos discours. D’où l’absence fondamentale de coercition ou de persuasion puisque l’autorité se trouve en amont, dans les cadres cognitifs, les manières de voir et comprendre le monde. Dès lors, la sanction n’est plus nécessaire, ou, du moins, elle n’a pas besoin d’être appliquée. Finalement, « la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir », elle est protégée par « des normes de conduites traditionnelles et par conséquent évidentes ».
Ainsi, l’autorité est fondamentalement un commandement considéré comme légitime, une inégalité sociale « dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée ».
L’autorité et les autorités : les apports de Max Weber
La lecture des travaux d’Arendt permettent de mieux saisir la nature de ce qu’est l’autorité, et ainsi de poser des bases conceptuelles solides. Pour autant, si effectivement la tradition s’effrite, peut-être est-il possible que la légitimité du commandement puisse se fonder autrement. Dans l’entreprise par exemple, les styles de management sont en général plus adossés à l’idée de leadership du manager, et donc à son charisme, qu’à l’idée de tradition. Ceci n’est pas sans évoquer les travaux de Max Weber qui pourraient, selon nous, compléter la vision proposée avec Hannah Arendt.
Dans Economie et société, Weber rapproche l’autorité et la domination qui est « la chance, pour des ordres spécifiques (ou pour tous les autres), de trouver obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus ». Dans une perspective plus sociologique, il reformule les questions d’ordre et d’obéissance que nous avons vu avec Arendt. On pourrait ainsi identifier d’autres fondations à la légitimité des autorités, au-delà de l’unique la tradition.
Chez Weber, l’autorité possède de multiples fondements : « la domination (l’ ‘autorité’) peut reposer, dans un cas particulier, sur les motifs les plus divers de docilité : de la morne habitude aux pures considérations rationnelles en finalité ». Il y aura donc fondamentalement, dans l’autorité, une obéissance dont les raisons peuvent être extrêmement diverses, et que Weber va détailler. Selon lui, toutes les autorités chercheront à se fonder sur une croyance partagée en la légitimité d’une domination. « Il y a trois types de domination légitime. La validité de cette légitimité peut principalement revêtir :
- Un caractère rationnel, reposant sur la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens (domination légale) ;
- Un caractère traditionnel, reposant sur la croyance quotidienne en la sainteté de traditions valables de tout temps et en la légitimité de ceux qui sont appelés à exercer l’autorité par ces moyens (domination traditionnelle) ;
- Un caractère charismatique, (reposant) sur la soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne, ou encore (émanant) d’ordres révélés ou émis par celle-ci (domination charismatique)».
Dans chaque type de domination, l’autorité s’exerce par des voies différentes : les ordres impersonnels de la loi et du règlement pour le rationnel, le détenteur du pouvoir désigné par la coutume pour le traditionnel et le chef en qui l’on a placé sa confiance dans le charismatique.
Il y a fort à parier que lieu commun d’un refus de l’autorité par la « génération Y » repose avant tout sur une méconnaissance de la notion d’autorité. On est probablement plus face à un glissement d’une autorité fondée sur la tradition vers une légitimité charismatique. Dans le cadre du modèle bureaucratique qui tend à s’effacer aujourd’hui, c’était la règle qui primait, et donc le rationnel-légal : la capacité du supérieur à se faire obéir venait de sa position dans la hiérarchie. Mais les bouleversements de ces dernières décennies dans nos sociétés comme dans les entreprises ont remis en cause cette légitimité hiérarchique au profit du rôle de guide et de leader que les dirigeants politiques et les managers devraient maintenant incarner. Par là, c’est une autorité fondée sur le charisme qui s’institutionnalise peu à peu.
[1] Des éléments de ce texte sont tirés de Bazin, Y. (2014), « ‘La génération Y rejette l’autorité’ », dans Penser le management et les sciences de gestion avec Hannah Arendt, (coord. SPSG), L’Harmattan, Paris.