La soumission à l’autorité

Chapitre 3 – Les ressorts de l’obéissance (Stanley Milgram)[1]

A l’origine, c’est le phénomène de la montée du nazisme qui intéressait Stanley Milgram. Il ne s’inquiète plus des nazis dorénavant. Il se méfie plutôt de vous et moi, et peut-être aussi un peu de lui-même.

Stanley Milgram est un psychosociologue de l’université de Yale qui commença sa carrière en 1960 avec pour objectif de prouver scientifiquement que les allemands étaient des personnes différentes de tous les autres. Cette hypothèse selon laquelle « les allemands sont différents » a été utilisée par les historiens, comme William L. Shirer, pour expliquer l’extermination systématique des juifs sous le IIIème Reich. Il est parfaitement possible qu’un homme fou puisse décider de détruire le peuple juif et qu’il créé un plan diabolique pour arriver à ses fins. Mais pour le mettre en place à l’échelle atteinte par Hitler, il a fallu la collaboration de milliers d’autres personnes dans la mise en œuvre de son plan. Milgram souhaitait tester la thèse de Shirer selon laquelle les allemands auraient une faiblesse inhérente à leur personnalité : une propension à obéir à l’autorité, même si cette autorité leur ordonne de faire des choses ignobles.

Ce qui est séduisant dans cette théorie c’est qu’elle rassure tous ceux qui ne sont pas allemands. Vous et moi ne sommes évidemment pas Hitler, et il semble tout aussi évident que nous n’aurions jamais accepté de faire son sale boulot. Mais dorénavant, à cause de Milgram, nous sommes obligés de nous poser la question. Milgram a développé une expérience en laboratoire qui fournie une mesure systématique de l’obéissance. Son projet était de la tester à New Haven sur des américains et d’aller ensuite en Allemagne pour l’appliquer sur place.

Il était animé par une curiosité scientifique, mais il y avait aussi derrière sa motivation une intention morale liée à ses origines juives. Si il pouvait montrer que les allemands sont plus obéissants que les américains, il pourrait alors faire varier les conditions de l’expérience et essayer de montrer ce qui rend certaines personnes plus obéissantes que d’autres. Grace à cette compréhension, le monde pourrait peut-être alors être un peu meilleur.

Mais il ne fit jamais l’expérience en Allemagne. Il n’allât jamais plus loin que Bridgeport. Les premiers résultats, les plus surprenants et perturbants de tous, furent que les américains étaient un peuple obéissant : pas aveuglément, ni merveilleusement, mais juste obéissant. « J’ai trouvé tant d’obéissance, dit doucement Milgram un peu attristé, que je n’ai pas vu l’intérêt de conduire l’expérience en Allemagne ».

 

Milgram est un peu metteur en scène quelque part, et sa méthode inspirée de Salomon Asch, l’un des maîtres de la psychologie expérimentale, consiste à créer une pièce de théâtre dans laquelle les répliques sont répétées, les accessoires soigneusement choisis et tout le monde sauf une personne est acteur. Cette personne est le sujet de l’expérience. Le sujet ne sait évidemment pas qu’il est dans une pièce de théâtre. Il pense être dans la vraie vie. L’intérêt de cette méthode est que l’expérimentateur, de manière presque divine, peut changer un accessoire ou une réplique ici ou là pour voir comment le sujet réagit. Milgram dû d’ailleurs grandement changer le script juste pour obtenir que les sujets arrêtent d’obéir. Ils obéissaient tellement que l’expérience ne fonctionnait pas – c’était un peu comme mesurer la température d’un four avec un thermomètre pour les réfrigérateurs.

L’expérience se déroulait ainsi : si vous étiez un innocent dans le mélodrame de Milgram, vous aviez lu une annonce dans le journal ou reçu un tract dans votre boite aux lettres vous indiquant qu’on cherchait des volontaires pour une expérience éducative. Elle prenait environ une heure et était payée 4,50$. Vous preniez alors un rendez-vous et vous alliez dans un vieux bâtiment en pierre de High Street avec l’impressionnant nom de Yale Interaction Laboratory à l’entrée. La pièce ressemblait un peu à un studio de radio. A l’intérieur, vous rencontriez un jeune homme aux cheveux courts portant une blouse de laboratoire et qui se présentait à vous sous le nom de Jack Williams, l’expérimentateur. Il y avait aussi une autre personne, un irlandais d’une cinquantaine d’années, légèrement en surpoids et très poli. Cette autre personne était nerveuse et jouait avec son chapeau pendant que vous vous installiez tous les deux côte à côté et qu’on vous expliquait que le chèque de 4,50$ était à vous quoi qu’il arrive. Vous écoutiez alors Jack Williams, l’expérimentateur.

« Il s’agit d’apprentissage, vous dit Jack Williams de manière calme et savante. La science ne sait pas grand chose des conditions dans lesquelles les gens apprennent et cette expérience est faite pour comprendre le rôle du renforcement négatif. Le renforcement négatif consiste en une punition lorsqu’on fait mal quelque chose, en opposition au renforcement positif qui récompense en cas de succès. Dans ce cas, le renforcement négatif est un choc électrique ». Vous remarquiez au passage sur la table un livre intitulé Le processus d’enseignement-apprentissage, et vous vous disiez que cela devait avoir un rapport avec l’expérience.

Jack Williams prenait alors deux bouts de papier, les mettait dans un chapeau et mélangeait le tout. L’un était censé porter la mention « Professeur » et l’autre « Elève ». Vous deviez tirer au sort pour savoir qui aurait quel rôle. Le comptable à l’air inoffensif tirait en premier et gardait le papier près de lui tel un joueur de poker, le regardait et annonçait « Elève». Vous regardiez le votre. Il y avait écrit « Professeur ». Ce que vous ne saviez pas c’est que le tirage était truqué et que les deux papiers indiquaient « Professeur ». L’expérimentateur faisait signe à l’inoffensif « Elève » de s’approcher.

« Entrez et asseyez vous là s’il vous plait, disait-il. Vous pouvez laisser votre manteau sur le dossier… Remontez votre manche, s’il vous plait. Maintenant je vais attacher vos bras pour éviter tout mouvement excessif pendant l’expérience. Cette électrode est reliée au générateur de chocs dans la pièce d’à côté ».

« Et le collier d’électrode, disait-il en sortant des choses d’une boite en plastique et en les plaçant sur le bras de l’homme, sert à assurer un bon contact et éviter toute ampoule ou brulure. Avez-vous des questions avant que je retourne dans l’autre pièce ? ».

Vous n’en aviez pas, mais l’« élève » attaché, lui, en avait.

« Je crois qu’il faut que je vous dise, il y a deux ans, j’étais à l’hôpital pour vétérans… ils ont détecté un problème de cœur. Rien de sérieux, mais vu que je vais recevoir des chocs, ils sont de quelle intensité ? Sont-ils dangereux ? »

William, l’expérimentateur, secouait la tête tranquillement. « Pas du tout. Ils peuvent effectivement être douloureux, mais pas dangereux. D’autres questions ? »

Rien d’autre. Alors vous commenciez le jeu. Le jeu consistait en une série de couples de mots que vous lisiez : bleu-fille, belle-journée, grand-cou par exemple. Lorsque vous finissiez la liste, vous repreniez en lisant juste le premier mot de chaque couple puis une liste de quatre choix dont l’un d’eux était l’autre mot du couple. Depuis la chaise où il était attaché, l’élève appuyait sur l’un des quatre boutons d’une télécommande pour indiquer laquelle des quatre solutions il pensait être la bonne. Si il avait raison il ne se passait rien et vous passiez à la question suivante. Si il se trompait, vous deviez appuyer sur un interrupteur qui sonnait et envoyait une décharge électrique. Vous commenciez à 15 volts et augmentiez de 15 à chaque mauvaise réponse. Le panneau de contrôle allait de 15 volts à 450 volts. Pour que vous sachiez ce que vous faisiez, on vous faisait au préalable un choc de 45 volts. Cela vous avait fait mal. Pour vous garder au courant de ce que vous faisiez à l’homme dans l’autre pièce, le panneau affichait des descriptions selon le niveau des chocs, allant de « Choc léger » tout à gauche, à « Danger : choc sévère » à droite en passant pas « Choc intense » au milieu. Tout à la fin, sous les interrupteurs de 435 et 450 volts, trois mystérieux « X » étaient affichés. Si à tout moment vous hésitiez, M. Williams vous demandait calmement de continuer. Si vous hésitiez encore, il vous le répétait.

A l’exception de quelques horribles détails, qui seront présentés dans un moment, voilà l’expérience. L’objectif était de savoir à quel niveau de choc vous alliez désobéir à l’expérimentateur et refuser d’appuyer sur l’interrupteur.

 

Après avoir écrit ce script, Stanley Milgram le montra à 14 étudiants de master en psychologie à Yale et leur demanda ce qui allait se passer selon eux. Il le présenta ainsi : sur cent personnes dans la situation du « Professeur », à quel moment s’arrêteraient-ils entre 15 et 450 volts ? Ils répondirent que quelques uns craqueraient très tôt, la plupart s’arrêteraient vers le milieu et une poignée irait jusqu’au bout. L’estimation la plus haute du nombre de personnes qui iraient jusqu’au bout fut de trois. Milgram interrogea ensuite de manière informelle quelques uns de ses collègues du département de psychologie. Ils s’accordèrent aussi sur le fait que très peu de gens iraient jusqu’au bout. Milgram était d’accord.

« Je vous le dit franchement, explique-t-il, avant de commencer cette expérience, avant que le générateur de choc ne soit même construit, je pensais que la plupart des gens craqueraient autour de ‘Choc puissant’ ou ‘Choc très puissant’. Il n’y aurait qu’une très faible proportion de gens allant jusqu’au bout de l’échelle, ils constitueraient la frange pathologique ».

Pour son expérience pilote, Milgram utilisa comme sujets des étudiants de Yale. Chacun d’eux appuya sur les interrupteurs, un par un, jusqu’à la fin.

Il réécrit donc le script pour inclure des protestations de l’ « élève ». Elles commençaient légèrement, poliment, « à la Yale », mais « cela n’eut pas l’effet que je pensais obtenir, se rappelle Milgram, On a donc intégré des protestation plus violentes de la part de la personne recevant les chocs. A chaque fois, bien sût, ce que nous essayions était de ne pas créer une situation macabre, mais simplement de générer de la désobéissance. Et c’était là un des premiers résultats. Ce n’était pas juste un défaut technique dans l’expérience. C’était vraiment le premier résultat : que l’obéissance était largement supérieure à ce que nous pensions qu’elle serait et que la désobéissance était bien plus difficile à obtenir que ce que nous pensions ».

La situation finie par devenir quelque peu macabre. Le seul moyen pour obtenir de la désobéissance fut d’intégrer des protestations angoissées, bruyantes et même violentes. Les protestations étaient enregistrées à l’avance afin que les « Professeurs » entendent toujours exactement les mêmes sons et nuances qui commençaient par un grognement à 75 volts, suivi d’un « Oh ! Ca fait mal » à 125 volts, d’un désespéré « Je ne supporte pas la douleur, arrêtez » à 180 volts puis de plaintes de douleurs au cœurs à 195, d’un cri d’agonie à 285, d’un refus de répondre à 315 et d’un silence pensant ensuite.

Et là encore, 65% des sujets – des hommes des 20 à 50 ans, des américains ordinaires comme vous et moi – continuèrent à appuyer sur les interrupteurs tout en croyant qu’ils envoyaient du courant électrique au gentil élève nommé M. Wallace – et qui avait été choisi pour son apparence innocente – et ce jusqu’à 450 volts.

Milgram avait enfin assez de désobéissance pour pouvoir mesurer quelque chose. L’étape suivante était de faire varier les circonstances pour voir ce qui encourageait ou décourageait l’obéissance. Mais il semblait ne rester que peu de choses pour dissuader. La victime criait déjà le plus fort possible et simulait une crise cardiaque. Dès lors, quoi qu’on puisse ajouter, ça ne devait plus passer par les oreilles du sujet. Milgram pensa à quelque chose.

Il mit l’élève dans la même pièce que le professeur. Il arrêta d’attacher les bras de l’élève. Il réécrit le script pour que l’élève enlève sa main de l’électrode à partir de 150 volts et déclare vouloir arrêter l’expérience. Il le réécrivit encore pour que l’expérimentateur ordonne alors au professeur de prendre la main de l’élève et prenne l’électrode pour lui faire subir le choc électrique non désiré.

« J’avais le sentiment que très peu de personnes continuerait après cela, voire aucune, dit Milgram. Je pensais que ce serait là les limite de l’obéissance qu’on pouvait obtenir en laboratoire ».

Ce ne fut pas le cas.

 

Bien qu’il se soit passé sept années depuis, Milgram se rappelle toujours de la première personne a être rentrée dans le laboratoire après la réécriture du script. C’était un ouvrier, tout petit. « Il était tellement petit, dit Milgram, que quand il s’est assis sur la chaise face au générateur de choc, ses pieds n’atteignaient pas le sol. Quand l’expérimentateur lui ordonna de presser la main de la victime contre l’électrode et de lui envoyer le choc. Il s’est tourné vers la victime, a levé le coude et l’a pressé sur la main de la victime et a dit ‘Comme ça chef ?’ et Zzumph ! »

L’expérience se déroula jusqu’à sa triste fin. Milgram l’effectua avec 40 sujets différents. Et 30% d’entre eux obéirent à l’expérimentateur jusqu’au bout.

« Les protestations de la victime était fortes et véhémentes, il hurlait à la mort, refusait de participer et vous deviez même physiquement lutter pour qu’il pose sa main sur le générateur de choc » se rappelle Milgram. Mais 12 sujets sur 40 le firent.

Milgram déplaça l’expérience hors de New Haven. Non pas en Allemagne, mais juste 30 kilomètres plus loin, à Bridgeport. Il se disait que les personnes obéissaient peut-être à cause du cadre prestigieux de l’Université de Yale. Finalement, si ils ne faisaient pas confiance à un centre d’enseignement vieux de deux siècles, à qui pouvaient-ils faire confiance ? Donc il déplaça l’expérience dans un contexte n’inspirant pas confiance.

Le nouveau contexte était un ensemble de trois pièces dans un immeuble de bureaux de Bridgeport. La seule identification était un panneau indiquant le nom fictif de Research Associates of Bridgeport. Toute question portant sur les connexions professionnelles avaient pour réponse : « des recherches pour l’industrie ».

L’obéissance fut moindre à Bridgeport. 48% des sujets allèrent jusqu’au choc maximum, contre 65% à Yale. Mais cela n’était pas suffisant pour prouver que le prestige de Yale était derrière ce comportement docile.

 

Depuis plus de sept années maintenant, Stanley Milgram a essayé de comprendre ce qui fait que des citoyens américains normaux puissent être si obéissants. Car la réponse la plus évidente – que les gens sont méchants, brutaux et sadiques – ne fonctionne pas. Les sujets qui ont infligé des chocs à M. Wallace jusqu’au bout du tableau n’ont pas pris de plaisir. Ils ont grogné, protesté, gigoté, négocié et ont même parfois eu de tics nerveux.

« Ils tentent même de tout arrêter, explique Milgram, mais ils sont d’une certaine manière impliqués dans quelque chose dont ils n’arrivent pas à se défaire. Ils sont coincés dans une structure, et ils n’ont pas les compétences ou les ressources pour s’en extraire ».

Milgram, parce qu’il s’est trompé dans son hypothèse que les gens auraient du mal à accepter les ordres d’électrocuter M. Wallace, eut beaucoup de mal à créer une situation réaliste.

Il y avait un Jack Williams aux cheveux courts dans une blouse de laboratoire grise. Pas blanche, car cela pouvait évoquer une profession médicale, mais un gris ambigu. Il y avait aussi le livre sur la table, et d’autres accessoires du laboratoire qui signalaient silencieusement que les choses étaient faites au nom de la science, et donc qu’elles étaient bonnes et justes (…)

C’est une fois que l’on comprend l’apparente authenticité de la situation que l’on peut apprécier l’agonie que traversaient certains des sujets. C’était un conflit absolu. Comme l’explique Milgram à ses étudiants : « Quand un parent dit ‘Ne bouscule pas les vieilles dames’, vous apprenez deux choses : le contenu, mais aussi l’obéissance à l’autorité. Cette expérience crée un conflit entre les deux éléments ».

On ne demandait pas aux sujets de l’expérience d’infliger plus de trois chocs à 450 volts. A ce stade, il devenait clair qu’ils pourraient continuer indéfiniment. « Aucun des sujets s’approchant à moins de 5 niveaux de chocs de la fin ne s’est arrêté. A ce stade, ils avaient résolu le conflit » dit Milgram.

Pourquoi autant de personnes résolvent-elles le conflit en faveur de l’obéissance ?

 

La théorie de Milgram part du principe que le comportement des personnes suit deux modes aussi différents que l’eau et la glace. Sa théorie ne repose pas sur Freud, la sexualité ou les complexes du pot-de-chambre. Elle dit simplement que nous opérons en général dans un état d’autonomie, c’est-à-dire que nous contrôlons ce que nous faisons. Mais dans certaines circonstances, nous opérons dans ce que Milgram appelle un état d’agence (d’après le mot agent, celui qui agit à la place d’un autre sous son autorité ; un remplaçant d’après le dictionnaire). Pour Milgram, l’état d’agence n’est rien d’autre qu’un état d’esprit.

« Il n’est ni bon, ni mauvais, dit-il, C’est une conséquence naturelle de la vie en communauté… Pour moi l’état d’agence est une transformation de la personne. Si une personne a certaines caractéristiques quand elle est dans un état donné, de la même manière que l’eau se transforme en glace selon la température, une personne peut passer dans un état d’esprit que j’appelle l’agence… C’est principalement que vous vous considérez comme l’instrument des souhaits d’un autre. Vous ne vous considérez pas comme agissant par vous-même. Et il y a alors une véritable transformation, un vrai changement de caractéristiques de la personne ».

Pour réaliser ce changement, vous devez être dans une situation où il vous semble que l’autorité qui commande est d’une certaine manière légitime et pertinente. Le pouvoir de cette autorité n’est pour autant pas illimité (…)

Pour la plupart des sujets dans les expériences du laboratoire de Milgram, le fait d’infliger à M. Wallace des chocs douloureux était nécessaire, bien que désagréable, et en plus ils le faisaient de la part de quelqu’un d’autre et au nom de la science. Cela donnait toujours lieu à des tensions et des conflits, évidemment. La plupart des personnes résolvaient ce conflit en s’en tenant à leur tâche et en obéissant. Mais certains craquaient. Milgram essaya différentes conditions expérimentales pour voir ce qui pouvait aider à sortir de l’état d’agence.

« Les résultats observés et ressentis en laboratoire sont perturbants, écrit-il. Ils suggèrent la possibilité que la nature humaine, ou plutôt le type de personnalité que la société démocratique américaine produit, ne puisse pas garantir de protéger ses citoyens contre des traitements brutaux et inhumains de la part d’autorités malveillantes. Une proportion significative des personnes fait ce qu’on lui dit de faire indépendamment du contenu de l’acte et sans objection de conscience, du moment que l’ordre émane d’une autorité considérée comme légitime. Si dans l’expérience un expérimentateur anonyme peut réussir à ordonner à un adulte de punir un homme de cinquante ans et lui infliger de chocs électriques alors qu’il proteste, on se demande alors ce qu’un gouvernement dont l’autorité et le prestige sont infiniment plus grands peut faire faire à ses sujets ».

C’est une belle formule, mais elle n’exprime pas suffisamment l’étendu de ce que signifie les travaux de Milgram. Elle laisse des questions sans réponse.

 

La première question est la suivante : Devons-nous être réellement surpris et inquiets que les gens obéissent ? Le contraire ne serait-il pas tout aussi inquiétant ? Sans obéissance à des autorités légitimes, il ne pourrait y avoir de société civile. Et sans société civile, comme l’a indiqué Thomas Hobbes au 17éme siècle, ne vivrions dans un état du « chacun pour soi » et la vie sera « solitaire, pauvre, sale et courte ».

Au milieu d’une des intervention de Stanley Milgram à City University of New York, des étudiantes en mini-jupes commencèrent à chuchoter et ricaner au fond de la salle. Il leur demanda d’arrêter. Etant donné qu’il représentait une autorité légitime à ce moment et dans ce lieu, elles obéirent et la plupart des gens dans la salle en furent satisfaits.

Ca n’était évidemment pas là une situation de conflit. Les chuchotements et ricanements des étudiantes n’étaient pas motivés par une conviction quelconque. Mais on pourrait argumenter que même si il y avait eu un conflit, l’obéissance n’en était pas moins importante. Prenons l’exemple de la guerre.

Pourrions-nous accepter une situation dans laquelle chaque participant direct ou indirect à une guerre – depuis les premières lignes jusqu’aux vendeurs de café et de cigarettes et aux employés de l’usine à fils de fer barbelés Concertina du Kansas – s’arrête et consulte sa conscience avant chaque action. Cela demanderait une tension mentale et une anxiété infernales pour beaucoup trop de gens. L’intérêt d’avoir un ordre social est que l’on peut faire son devoir, ou ce qui nous intéresse ou nous apporte quelque chose à un moment donné, et laisser à d’autres cette angoisse. Quand Francis Gary Powers était jugé par un tribunal militaire soviétique après que son avion espion U-2 ait été abattu, le juge présidant la séance lui demanda si il savait que son avion pouvait provoquer une guerre. Powers répondit avec une clarté hobbesienne : « Les personnes qui m’ont envoyé devraient avoir pensé à ces choses là. Mon travail était d’obéir aux ordres. Je pense pas que c’était ma responsabilité de prendre de telles décisions ».

Ca n’était pas sa responsabilité. Et il est fort probable que si chacun se sentait responsable des conséquences de ses multiples contributions à des chaînes d’évènements complexes, la société s’arrêterait de fonctionner. Pleinement conscient des implications morales et sociales de sa recherche, Milgram est convaincu que les gens devraient se sentir responsables de leurs actes. Si quelqu’un d’autre avait inventé l’expérience, et si il avait été un des sujets, il est certain qu’il aurait fait partie de la minorité désobéissante.

« Il n’y a pas réellement de bonne réponse à cela, admet-il, de dire de manière simple et catégorique qu’on aurait pas obéit à l’autorité résout peut-être votre conflit personnel, mais cela crée d’autres problèmes qui peuvent être sérieux pour la société sur le long terme. Mais je n’ai aucun doute sur le fait que de désobéir est la bonne chose à faire dans cette situation expérimentale. C’est le seul jugement de valeur qu’il soit raisonnable de faire ».

Le conflit entre le besoin d’obéir et le besoin de suivre notre conscience devient plus aiguisé si vous insistez pour vivre en obéissant à un système éthique fondé sur un code rigide – un code qui chercherait à répondre à toutes les questions avant qu’elles ne se posent. Les codes d’éthique ne peuvent pas résoudre le problème de l’obéissance. Stanley Milgram semble être un spécialiste de l’éthique de situation, or cette dernière n’offre pas de porte de sortie : lorsque vous ressentez un conflit, vous étudiez la situation et arbitrez entre plusieurs maux. Vous pouvez être a priori en faveur de l’obéissance et vous réserver la possibilité de désobéir lorsque l’obéissance sera en conflit flagrant avec votre conscience. Soit dit en passant, ca a été la position philosophique de beaucoup d’objecteurs de conscience. Durant la Seconde Guerre Mondiale, ils se seraient battus. Mais le Vietnam aurait été différent, extrêmement différent.

La vie peut être difficile pour un défenseur de l’éthique de situation, car ils ne considèrent pas que le monde soit dessiné avec des formes simples, à l’instar du système social qui est trop souvent basé sur des structures divines claires et nettes. Si votre code moral intègre une injonction contre toutes les guerres, vous pouvez être considéré comme un objecteur de conscience. Si vous vous opposez juste à une guerre en particulier, ça n’est plus possible (…)

 

Kurt Vonnegut Junior mit un paragraphe dans la préface de Mother Night en 1966 qui résume bien pour vous et moi ce qu’ont ressenti les personnes actionnant les interrupteurs du générateur de chocs, peut-être mieux encore que Milgram. « Si j’étais né en Allemagne, je suppose que j’aurais été un nazi, harcelant les juifs, les gitans et les polonais, laissant les bouseux dehors dans le froid en me réchauffant de mes vertus à l’intérieur. Il en est ainsi ».

Ainsi. Une chose arriva à Milgram à New Haven pendant les jours de l’expérience : il n’arrêtait pas de rencontrer des personnes qu’il avait observé derrière la votre sans teint. Et cela lui donnait une impression étrange que de les voir conduire leurs affaires quotidiennes dans New Haven et de savoir ce qu’elles feraient à M. Wallace si on leur en donnait l’ordre. Maintenant que les résultats de sa recherche sont publiés et que vous avez eu le temps d’y réfléchir, vous avec peut-être ce sentiment étrange vous aussi. Vous n’avez pas besoin de vitre sans teint. Un simple regard dans votre miroir suffit.

[1] Traduction par Yoann Bazin de « Si Hitler vous demandait l’électrocuter quelqu’un, le feriez-vous ? » par Philip Meyer, paru en 1970 dans la revue Esquire