Chapitre 2 – La banalisation du mal chez France Télécom et la production de managers bourreaux
« Non seulement il nous manque ici quelque chose comme une tentative de compréhension globale, mais même le sens, les raisons du comportement des bourreaux, des victimes et souvent jusqu’à leurs propos apparaissent toujours comme une énigme insondable, confortant dans leur opinion ceux qui voudraient qu’Auschwitz demeure à jamais incompréhensible. »
Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz
Faire se côtoyer dans le titre de ce texte le champ lexical des analyses politiques des systèmes totalitaires et celui de la gestion est volontairement provocateur, mais affiche bien l’intention. Je propose ici d’utiliser la grille de lecture d’Hannah Arendt pour saisir la dérive managériale qui a eu lieu chez France Télécom durant sa période de privatisation et qui a débouché sur les tragédies que l’ont sait – non seulement les suicides, mais aussi l’institutionnalisation d’une souffrance au travail généralisée. Le cas est certes exceptionnel et la grille de lecture évidemment radicale, mais il apparaît rapidement lorsque l’on rentre dans le détail que la démarche est heuristique pour qui veut comprendre comment des employés « ordinaires » peuvent en arriver à participer activement à la souffrances de leurs subordonnés et de leurs collègues.
L’émergence symptomatique de la souffrance au travail – et son corollaire dramatique que sont les suicides – peut alors être en partie expliquée par un phénomène de banalisation du mal soutenu par des politiques managériales et organisationnelles. France Télécom est utilisé ici comme une illustration dont le caractère exceptionnel sert avant tout à permettre de faire sens des dynamiques plus discrètes, moins intenses mais plus insidieuses qui se déploient dans la plupart des grandes entreprises. On aurait pu tout autant s’inspirer des cas de Renault ou de La Poste.
Le concept de banalité du mal chez Hannah Arendt
En 1961, le rédacteur en chef du magazine The New Yorker envoie Hannah Arendt couvrir le procès d’Adolf Eichmann qui fut le responsable du bureau « IV-B4 » de l’administration nazi. Ce bureau était en charge de la « solution finale », c’est-à-dire de l’organisation de l’extermination systématique à l’échelle industrielle des peuples jugés inférieurs et coupables par le IIIème Reich. L’analyse que fait Arendt du procès de celui qui est alors considéré comme l‘incarnation de la barbarie et du mal absolu va donner naissance au concept de « banalité du mal » qui nourrira une polémique encore ouverte aujourd’hui sous des formes diverses. Sans à aucun moment excuser ou alléger la responsabilité d’Eichmann, Hannah Arendt va chercher à comprendre en quoi sa ligne de défense pose une question de fond ; ligne de défense que l’accusé résume ainsi à la fin de son procès : « Je ne suis pas le monstre qu’on fait de moi, je suis victime d’une erreur de raisonnement ».
La question centrale d’Arendt face au « cas Eichmann » n’est finalement pas tant celle du mal que celle de son origine et de son déploiement concret. Plutôt que d’approcher le cas sous l’angle émotionnel – qui mène à une condamnation rapide, indiscutable, et quelque part rassurante -, elle explore la manière dont s’articulent les décisions et le rapport au monde d’un bourreau qui ne se pense pas comme tel. Elle remet ainsi en cause un des fondements du système judiciaire, à savoir la possibilité de juger et condamner a posteriori les intentions et les actes d’un individu alors que le contexte institutionnel et juridique a lui-même changé. La particularité du « cas Eichmann » est, pour Arendt, que le système totalitaire abolit fondamentalement l’humanisme sur lequel se fondent nos cadres de pensée. Plutôt que d’aborder Adolf Eichmann comme le représentant d’une idéologie qui incarne à cette époque – et aujourd’hui encore – le mal absolu, elle cherche à saisir comment les actes d’Eichmann – et d’autres – étaient ancrés et ont généré un mal fondamentalement banal.
Adolf Eichmann est, pour Arendt, un homme qui a avant tout arrêté de penser, il est peu à peu devenu et a été rendu incapable de penser. En effet, il affirme tout au long de son procès que la haine n’était pas le moteur de ses actes, et Arendt prend cela comme point de départ. Elle cherche à saisir comment ce qui est aujourd’hui considéré comme un mal absolu s’était à l’époque peu à peu institutionnalisé pour devenir naturel, évident, et donc banal. Le mal, si il devient une institution dans une communauté sociale, peut constituer un moteur légitime, voire attendu, des actions au point de devenir un impensé, un point aveugle tellement évident qu’il est oublié dans les tréfonds de la pensée. Le mal peut ainsi constituer un standard, une routine dans la vie de tous les jours des gens ordinaires. La banalisation du mal, lorsqu’elle s’institue, donne naissance à une banalité du mal.
La banalité du mal ne s’inscrit pas tant dans de grands principes que dans les pratiques quotidiennes et machinales de la société : dans les discours, dans la socialisation, la transmission, dans les conventions, et tout particulièrement dans les règles. Le mal qu’incarne Adolf Eichmann n’est donc pas absolu ou monstrueux, mais fondamentalement banal. Comme Hannah Arendt le formule dans une lettre écrite à Gershom Scholem : « Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême, il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque (…) Il défie la pensée parce que la pensée essaie d’atteindre la profondeur (…) Seul le bien a de la profondeur et peut-être radical ». Cette conception est accréditée par les avis des experts psychiatres mandatés pour analyser Adolf Eichmann qui le déclarent normal ; « effroyablement normal » écrit Arendt dans Eichmann à Jérusalem.
Ces actes ‘effroyablement normaux’ d’Eichmann ne le sont devenus qu’à l’issue d’un lent processus d’institutionnalisation/désinstitutionalisation qui a fait progressivement muter les cadres normatifs et cognitifs de l’époque en Allemagne et en Europe. Au travers de l’évolution des pratiques quotidiennes, de nouveaux critères de jugement de la moralité des actes ont émergé et ont donné naissance à une nouvelle normalité des modes de pensée. En effet, Adolf Eichmann n’est pas un radical ou un marginal, il est surtout une parfaite incarnation du système dont il applique les règles à la lettre. Il fait preuve d’un sens du devoir et du respect de la Loi qui font de lui un être absolument conforme à ce qui était attendu de lui. Cette obéissance aveugle, cette soumission totale à l’autorité, fait de lui ce qu’Arendt appelle un « petit homme » dont les intentions personnelles ont disparu tant il ne pense plus en dehors du cadre dans lequel il est. Il est alors un parfait professionnel qui va organiser sans affects ce qu’elle a nommé dans son article du New Yorker des « meurtres de masse administratifs ».
En refusant la piste émotionnelle, ou simplement morale, Hannah Arendt explore les zones de gris de l’éthique et analyse la manière dont un bourreau perd son humanité et ses réactions affectives. Eichmann est pour elle un fantôme plutôt qu’on monstre tant il est désincarné et incapable d’empathie face à ses semblables : « Au fil des mois et des années, il perdit le besoin de sentir quoi que ce soit » écrit-elle dans Eichmann à Jérusalem. Le mal dont Eichmann est l’incarnation n’est pas un mal absolu, mais le mal banal de l’absence de pensée qui nait de l’obéissance aveugle. Adolf Eichmann n’est plus un homme, non pas parce qu’il a fait ce qu’il a fait, mais parce qu’il n’a plus de subjectivité, plus d’affects, plus de pensée. Il est absent de son discours comme de ses actions. Il n’était plus qu’un rouage du système avec des responsabilités, mais sans responsabilité. La banalité du mal c’est alors « le refus de juger : faute d’imagination, faute d’avoir présent devant les yeux et de prendre en considération les autres qu’on doit se représenter » écrit Arendt dans Eichmann à Jérusalem.
Il est important de rappeler au terme de cette synthèse un peu rapide qu’à aucun moment Hannah Arendt ne déresponsabilise juridiquement Adolf Eichmann, ou n’appelle à son acquittement pour des motifs philosophiques. Mais le fait qu’il soit coupable ne doit pas mener, selon elle, à un aveuglement sur les enjeux posés par le « cas Eichmann ».
La banalisation du mal dans le management de France Télécom
« Je me suicide à cause de mon travail à France Télécom. C’est la seule cause. Urgence permanente, surcharge de travail, absence de formation, désorganisation totale de l’entreprise. Management par la terreur ! Cela m’a totalement désorganisé et perturbé. Je suis devenu une épave, il vaut mieux en finir »
Lettre laissée par un employé de France Télécom pour expliquer son suicide
Mettre en parallèle France Télécom et l’organisation du IIIème Reich est évidemment provocateur, voire violent. Pour autant, mobiliser le concept de banalité du mal, certes né de l’analyse d’un système totalitaire, peut nous permettre de mieux comprendre l’escalade dramatique de la souffrance au travail qui a été organisée – et pas seulement « eu lieu » comme on peut le lire parfois – sans tomber dans la caricature de managers et stratèges tortionnaires et pervers. En effet, il est frappant de voir à quel point France Télécom était devenu un univers de violences, plus ou moins symboliques, dans lequel les acteurs étaient souvent tout autant bourreaux que victimes. Un certain mal s’y était banalisé, devenu normal, acceptable et tolérable. L’Observatoire du stress qui a été créé chez France Télécom pour faire face à la vague de suicides décrit un système d’une violence effarante qu’il synthétise avec les « 5 M » : Management par le stress, Mobilités forcées, Mouvement perpétuel, Mise au placard et Mise en retraite. Rentrons plus en détail dans cet univers où le mal semble s’être banalisé en s’insérant au plus profond des pratiques managériales.
Des outils de gestion froids et impersonnels
Les témoignages recueillis par Ivan du Roy dans son ouvrage Orange stressé montrent bien une tendance à la deshumanisation de l’organisation du travail appuyée par le caractère impersonnel des outils de gestion qui sont mis en place. « Les salariés sont gérés par des tableaux et graphiques, figurant dans une colonne très secondaire derrière du chiffre d’affaires, de la progression des dividendes et du cash flow, colonne qu’on efface d’un clic sans avoir conscience de précipiter des dizaines de milliers de personnes dans le douloureuses restructurations, quand ce n’est pas dans la précarité et le chômage ». L’informel et le lien social, très importants dans l’organisation traditionnelle de France Télécom, disparaissent peu à peu pour faire place à des règles et des indicateurs impersonnels. Les employés perdent ainsi peu à peu leur autonomie : « Guy gère lui-même ses rendez-vous et ses déplacements sur toute la France, ce qui lui procure une certaine autonomie dont il a l’habitude. Jusqu’au jour où une ‘conduite d’activité’ prend désormais ses rendez-vous à sa place et lui programme ses déplacements. Cette perte d’autonomie vient s’ajouter à des problèmes familiaux. Elle est d’autant plus mal vécue que son travail perd en qualité : on l’envoie vers un client sans le bon matériel, on l’oblige à quitter un chantier pour un autre sans que le premier soit terminé ». On retrouve cette tendance dans le rapport d’information numéro 274 du syndicat Force Ouvrière qui dénonce « une précarisation de l’activité, voire une déqualification, une perte de repères et de confiance dans l’entreprise, une déshumanisation de la gestion des ressources humaines et des relations sociales ». Par les outils de mesure et les objectifs chiffrés, les logiques d’action évoluent peu à peu, insidieusement parfois, mais en mettant toujours en tension les employés qui voient la reconnaissance de leurs compétences ainsi disparaître : « Les activités les plus complexes sont aujourd’hui évaluées avec les outils comptables conçus pour les activités élémentaires de travail sur chaîne » écrit Ivan du Roy. On retrouve cette froideur impersonnelle des outils de gestion sous la plume de Vincent Talaouit dans son ouvrage Ils ont failli me tuer : « Bien sûr, il est tellement plus simple de se trouver face à un tableur Excel : lui, au moins, ne répond pas, ne rechigne pas, ne souffre pas, ne se tue pas ».
Une disparition progressive de l’humain
Ces outils de gestion, couplés à une politique intense de changement organisationnel, donnent naissance à un univers impersonnel et déshumanisé. Ivan du Roy relate cet exemple édifiant : « Jean-Michel revient d’un congé maladie après une dépression de plusieurs mois. Il a passé la veille un entretien avec son ‘n+1’, son supérieur hiérarchique immédiat. ‘Ce sont des managers, parachutés de service en service. On leur demande de faire de la psychologie, de s’improviser responsable des ressources humaines de proximité sans forcément en avoir les compétences’, comment la déléguée syndicale ». Dans la lettre laissée pour expliquer son suicide, Jean-Michel est explicite sur l’environnement de travail déshumanisé qui l’entoure : « Voilà enfin la fin d’un long calvaire. J’en pouvais plus tu sais d’être dans cet enfer à passer des heures devant un écran comme un vrai pantin mécanique devant l’acharnement de certains à nous laisser crever comme des chiens ». Et cette tendance touche tous les échelons de la hiérarchie, ça n’est pas qu’un projet méprisant les compétences des opérationnels : « Problème : pour les directeurs d’unité, se soucier de la santé et des conditions de travail des salariés signifie ne pas chercher à réaliser à tout prix les objectifs de vente, de performance ou de suppressions d’emplois ».
La violence ordinaire du quotidien
On en arrive alors à un quotidien fait d’une violence qui est peu à peu devenue ordinaire. Autre exemple édifiant présenté par Ivan du Roy dans Orange stressée : « Pendant cette longue nuit d’insomnie, Hervé ressasse toutes les frustrations qui se sont progressivement transformées en souffrance. Des objectifs déconnectés de la réalité du travail, où seuls comptent les chiffres. Le manque de considération pour le client (…) Ses entretiens d’évaluation individuelle, tous les six moins désormais, facteurs de stress et synonymes de nouvelles pressions (…) Il y explique (dans sa lettre de suicide) pourquoi il s’apprête à mettre fin à ses jours. En cause, des managers ‘hypocrites’ qui se moqueraient de lui, le filmeraient à son insu via la webcam installée dans son ordinateur portable, des collègues qui chercheraient à la ‘piéger’, à l’‘humilier’ ». Cette violence choque ceux qui découvrent France Télécom dans la presse et les livres, mais elle était devenue totalement ordinaire pour les employés, et organisée. Ainsi, dans leur étude réalisée pour l’Observatoire du stress, les sociologues Noëlle Burgi, Monique Crinon et Sonia Fayman parlent d’un « art de programmer la maltraitance au travail ». On retrouve l’idée dans la description d’Ivan du Roy : « La nouvelle politique maison : ne pas faire de vague. Tant que les signes d’insoumission n’affleurent pas à la surface, ils sont tolérés. Mais au moindre signe de résistance, les processus de harcèlement risquent de se déclencher ». Il s’agit non seulement d’accepter la violence qui est faite sur soi, mais aussi celle faite aux autres. Et cette tendance se retrouve à tous les niveaux de la chaîne managériale. A tel point que les bourreaux de certains sont en même temps les victimes d’autres : « Une nouvelle chef harcèle les chercheurs, n’hésitant pas à les insulter par téléphone (…) Sur les trente personnes qui constituaient l’ancienne unité de recherche, neuf sont en arrêt longue maladie, deux ont tenté de se suicider (…) L’ancienne chef harceleuse entre à son tour en dépression ». Ce qui est marquant, c’est l’acceptation par beaucoup de ces situations de violence alors que, du point de vue de Noëlle Burgi, Monique Crinon et Sonia Fayman, « certains entretiens sont absolument bouleversants. Une forme de brutalité, de violence est à l’œuvre ». Et cette brutalité coupe l’individu de son collectif de travail, rendant ainsi la souffrance quotidienne encore plus douloureuse. Vincent Talaouit la décrit ainsi : « je cloisonne, je tais mes problèmes. Je ne veux pas que ma compagne sache à quel point de souffre de ce sentiment d’injustice. Elle ne peut imaginer l’enfer de notre vie de bureau » (Ils ont failli me tuer)
Les managers comme cibles et relais
L’impératif d’application et de diffusion de cette violence ordinaire pèse au quotidien sur les managers. Pour survivre dans cet univers de tension, ils finissent souvent par se désincarner. On trouve dans le rapport écrit par Burgi, Crinon et Fayman une différence posée entre chef et manager qui permet de bien saisir l’évolution. « Le manager incarne le manque de caractère la soumission totale à la direction (…) Il applique coûte que coûte la politique de l’entreprise ». « Le néo-manager a dû consentir à bien des efforts pour nier suffisamment cette histoire de collaboration, pour instaurer une distance suffisante et appliquer la politique de la direction. En procédant ainsi, il incarne, sous les traits de l’ancien chef, le nouveau profil de manager (…) On pourrait dire qu’il ‘travaille’ pour garder son poste en niant son histoire professionnelle ». Et Ivan du Roy de rappeler : « Les managers ne se rendent pas forcément compte qu’ils entrent dans une phase de harcèlement. Ils ont la tête dans le guidon, pris en étau entre leur hiérarchie et les salariés qu’ils dirigent. Ils ne font plus attention à leur état de santé, aux dégradations psychologiques, et ne perçoivent pas les arrêts maladie comme des alertes, explique Philippe Pilot ». Dans Ils ont failli me tuer, Vincent Talaouit évoque les mêmes dérives dans son témoignage : « Aujourd’hui, Jean-Paul parle, et ses propos sont autant de coups portés. Les mots d’un homme trahi. ‘Le système de management mis en place faisait que du jour au lendemain, sans aucun signe avant coureur, le énième agent de votre équipe pouvait être nommé manager et se retrouver à diriger celui qui était son chef la veille. Et le cadre qui, a contratio, refusait cette promotion contre nature, se voyait rétrogradé sous l’autorité de celui auparavant son subalterne. Ces aberrations avaient comme conséquences une perte de repères et un mal-être évident (…) C’est bien l’organisation du travail, le management sciemment mis en place par la plus haute hiérarchie de l’entreprise, qui est à l’origine du mal-être de ces employés qui souffrent ».
Discussion et conclusion sur la question de l’obéissance
Il y a eu chez France Télécom une politique de changement organisationnel intense, et parfois violente. Comme nous l’avons vu plus haut, la privatisation s’est accompagnée d’une mutation radicale de la rationalité de l’organisation, de sa mission, de ses pratiques, bref de sa raison d’être. La mise en place d’outils de gestion qui s’affichaient comme très froidement objectifs a largement participé à la généralisation d’un environnement de travail désincarné. La violence plus ou moins symbolique qui s’y est déployée était devenue peu à peu normale, banale et acceptée. Les managers étaient alors la pierre de touche de cette nouvelle architecture et se sont retrouvés dans une tension constante qui s’est souvent soldée par un retrait émotionnel et affectif. Ils ont ainsi souvent été décrits (et se décrivaient eux-mêmes) comme désincarnés.
Même si les descriptions proposées par les syndicats, les employés comme Vincent Talaouit ou encore les observateurs comme Ivan de Roy sont fondamentalement partielles et partiales, on peut tout de même constater un parallèle fort entre la violence ordinaire qui s’est installée chez France Télécom et la banalité du mal dont parle Hannah Arendt. Il n’est pas question ici ne comparer les objectifs de l’opérateur à l’époque publique et ceux du IIIème Reich, mais plutôt de voir en quoi un ensemble de pratiques distanciant les acteurs de leurs décisions et des conséquences de leurs actions, la désincarnation des rôles et la réduction de l’activité à des indicateurs chiffrée participent de l’arrêt de la pensée et favorisent un univers d’obéissance et de conformisme. Les managers de proximité de France Télécom n’étaient pas des pervers sadiques, et pourtant ils ont activement participé à la souffrance de leurs semblables. Et ils en ont eux-mêmes soufferts. La rationalité du néo-management construit un univers dans lequel les acteurs se déresponsabilisent au profit de l’organisation du travail et de la structure de rôle. Sans responsabilité, l’éthique disparaît et fait place à la barbarie que permet la banalité du mal.
Un des supports de cette propagation de la banalité du mal, et donc de son acceptation au quotidien, réside dans les mécanismes de soumission à l’autorité en jeu dans les entreprises. De nombreux salariés de France Télécom semblent s’être comportés comme des participants d’une vaste expérience de Milgram, s’électrocutant les uns les autres jusqu’à épuisement. Pour nous en convaincre, concluons avec un dernier extrait du témoignage de Vincent Talaouit Ils ont failli me tuer : « C’est seulement aujourd’hui, avec le recul, que le réalise ma soumission à la règle du jeu : jamais je n’ai songé à refuser de me rendre à l’une de ces convocations (…) Ayant toujours été un bon petit soldat, comme on me donne un ordre, j’obéis ».