Weber sur la neutralité axiologique

Weber (1904) L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales

Assurément, les directeurs de cette revue ne sauraient interdire une fois pour
toutes ni à eux-mêmes ni à leurs collaborateurs d’exprimer sous forme de juge-
ments de valeur les idéaux qui les animent. Seulement il en résulte deux obliga-
tions importantes. La première : porter scrupuleusement, à chaque instant, à leur
propre conscience et à celle des lecteurs quels sont les étalons de valeur qui ser-
vent à mesurer la réalité et ceux d’où ils font dériver le jugement de valeur, au lieu
de cultiver, comme il arrive par trop fréquemment, des illusions autour des
conflits d’idéaux par une combinaison imprécise de valeurs de nature très diverse
et de vouloir « contenter tout le monde ». Si l’on respecte scrupuleusement ce commandement, une prise de position de nature pratique non seulement ne saurait
nuire au pur esprit scientifique, mais elle pourra lui être directement utile et même
s’imposer. Au cours de la critique scientifique de propositions législatives ou au-
tres dispositions pratiques il arrive fréquemment qu’il’ ne soit pas possible d’éclai-
rer de façon nette et compréhensible la portée des motifs du législateur et les
idéaux de l’auteur critiqué autrement qu’en confrontant [157] les étalons de valeur
qui leur servent de fondement avec d’autres étalons et, bien entendu, de préfé-
rence avec les siens propres. Toute appréciation sensée d’un vouloir étranger ne
se laisse critiquer qu’à partir d’une « conception du monde » personnelle et toute
polémique contre un idéal différent du sien ne peut se faire qu’au nom d’un idéal
personnel. Si donc, dans le cas particulier, on s’efforce non seulement de définir
et d’analyser scientifiquement l’axiome de valeur ultime qui fonde un vouloir pra-
tique, mais encore de mettre en évidence ses rapports avec d’autres axiomes de
valeur, alors une critique «positive » par une confrontation d’ensemble de ses rap-
ports avec d’autres axiomes devient inéluctable.

(…)

Nous avons appelé « sciences de la culture » les disci-
plines qui s’efforcent de connaître la signification culturelle des phénomènes de la
vie. La signification de la structure d’un phénomène culturel et le fondement de
cette signification ne se laissent tirer d’aucun système de lois, si parfait soit-il ,
pas plus qu’ils n’y trouvent leur justification ou leur intelligibilité, car ils présup-
posent le rapport des phénomènes culturels à des idées de valeur [Beziehung auf
Wertideen]. Le concept de culture est un concept de valeur. La réalité empirique
est culture à nos yeux parce que et tant que nous la rapportons à des idées de va-
leur (16), elle embrasse les éléments de la réalité et exclusivement cette sorte
d’éléments qui acquièrent une signification pour nous par ce rapport aux valeurs.
Une infime partie de la réalité singulière que l’on examine chaque fois se laisse
colorer par notre intérêt déterminé par ces idées de valeur, seule cette partie ac-
quiert une signification pour nous et elle en a une parce qu’elle révèle des rela-
tions qui sont importantes [wichtig] par suite de leur liaison avec des idées de
valeur. C’est donc parce que et tant qu’il en est ainsi qu’elle vaut la peine d’être
connue dans sa singularité [individuelle Eigenart]. On ne saurait jamais déduire
d’une étude sans présuppositions [voraussetzungslos] du donné empirique ce qui
prend à nos yeux une signification. Au contraire [176] la constatation de cette
signification est la présupposition qui fait que quelque chose devient objet de l’in-
vestigation.

Weber (1917) Essai sur le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques

il s’agit là exclusivement de l’exigence extrêmement (riviale qui impose au savant ou au professeur de faire absolument la distinction, puisque ce sont deux séries de problèmes tout simplement hétérogènes, entre la constatation des faits empiriques (y compris le comportement « évaluatif » des êtres humains subjectifs qu’on étudie) et sa propre prise de position évaluative de savant qui porte un jugement sur des faits (y compris les éventuelles « évaluations » des êtres empiriques qui deviennent l’objet de son étude), en tant qu’il les considère comme désirables ou désagréables et adopte en
ce sens une attitude « appréciative ».